E/1978.11.13 — André Malraux, «Et si l'on revenait à la fraternité…», entretien accordé à Sonja Popovic-Zadrovic en 1973

E/1978.11.13 — André Malraux, «Et si l'on revenait à la fraternité… Une interview inédite d'André Malraux», entretien accordé à Sonja Popovic-Zadrovic le 19 décembre 1973 à Verrières-le-Buisson, Le Point [Paris], n° 321, 13-19 novembre 1978, p. 175, 177, 179, 180, 182, 184, 186, 188, 190, 193 et 194.


 

André Malraux

Et si l'on revenait à la fraternité…

Une interview inédite d'André Malraux

 

Extrait 1

Popovic-Zadrovic — Donc pour vous il y a toujours des lois en histoire ?

Malraux — Entendons-nous bien. Vous me demandez si l'histoire est le produit du hasard; je vous réponds, non. Tout simplement parce que l'idée de hasard est ancienne et dépassée. Le marxisme du XIXe siècle a pataugé devant ce problème parce qu'il ignorait absolument la signification du mot «aléatoire». Il fallait choisir entre : «tout peut arriver» et «n'arrive que ce qui doit arriver». C'était un peu court. Depuis l'émergence de la notion d'«aléatoire» en mathématiques et en physique, nous savons qu'il y a d'une part «du hasard» et d'autre part «de la loi». Comme si le hasard était dans la loi. Pascal avait déjà en gros compris cela. Il a eu l'intuition de la théorie des grands nombres. Il savait qu'à la roulette le 4 ou le 5 finirait par sortir. La seule incertitude réside dans le nombre de coups qu'il est nécessaire de jouer. Le hasard n'est donc qu'un moment, rien de plus.

Appliquons cela à l'histoire. Elle nous semble inintelligible. C'est que nous la regardons de trop près. Qu'est-ce que l'histoire pour nous ? La volonté de rendre intelligible l'aventure de l'humanité. L'histoire, c'est cela et rien d'autre. Or, de cette décision, il n'y a que des histoires : une histoire chronologique, une histoire économique, une histoire des batailles, une histoire des vêtements, une histoire des rêves. Et l'histoire de type marxiste n'est pas très différente de toutes celles-là. Ce n'est pas étonnant. N'oubliez jamais que le marxisme est une invention du XIXe siècle et que le XIXe siècle croit à la science. Il imagine dans tous les domaines des lois rigides.

Or nous n'en sommes plus là. Depuis un demi-siècle, et dans toutes les disciplines scientifiques, nous avons découvert que les lois elles-mêmes étaient incertaines, plus tendancielles que rigides. Nous sommes rentrés dans l'univers du probable et de l'aléatoire. C'est la notion de loi centrale et unique qui a volé en éclats. Et la conséquence est immédiate en ce qui concerne l'histoire. Nous allons progresser à partir de deux lectures parallèles. D'une part, et éternellement, une tentative de l'intelligence humaine d'appréhender la totalité de l'histoire. Nous ne cesserons de progresser, mais nous ne réussirons jamais globalement. D'autre part, nous comprendrons, mille fois mieux, telle ou telle époque, telle ou telle série de décisions. Il y aura une histoire qui sera une tentative d'explications globales et des histoires qui seront une clarification de tel ou tel passage de l'aventure humaine. Et nous nous débrouillerons avec les deux.

Ce que je vous dis là est déjà tout à fait évident dans le domaine de l'art. Autrefois les arts paraissaient contradictoires. Si vous admiriez ce que tout le monde appelait la beauté, vous n'aimiez pas le Moyen Âge. Bien entendu, tout cela n'a plus aucun sens. Toute notre approche de l'art est devenue relative, située dans le temps. Et ces approches prudentes, loin de tuer la beauté, ne cessent d'en multiplier les facettes.

 

Extrait 2

Popovic-Zadrovic — Pourtant la bataille continue; il y a toujours quelque part un Bangladesh ou un Chili. Bref, des situations qui font appel à l'homme d'action.

Malraux — C'est vrai, mais les choses vont vite. En ce qui concerne le Chili, au commencement personne n'avait besoin de nous et après il était trop tard. Au Bangladesh, la situation était différente. On s'est bien gardé de nous dire toute la vérité. Le drame là-bas a été épouvantable. Lorsque les Anglais sont partis, ils ont livré le Bangladesh au Pakistan. D'un impérialisme à l'autre. Lorsque je m'y suis rendu, longtemps après la guerre, les villes, la nuit, étaient encore éclairées par des torches et il suffisait d'ouvrir les oreilles pour entendre les clameurs. Est-ce que vous savez qu'il reste encore là-bas 300.000 femmes qui ont été violées et qui ne veulent pas entrer chez elles tout simplement parce qu'elles ont honte ? Alors elles vivent entre elles, dans d'immenses communautés de pauvres. Parfois quelques paysans indiens, presque aussi pauvres qu'elles, leur apportent de quoi ne pas mourir de faim. Quant à leurs enfants, ils poussent comme ils peuvent. Si ce sont des garçons, ils ont droit à une école organisée par des militaires. Pour les filles, rien. Nous vivons à côté de drames gigantesques et le plus souvent nous les ignorons.

Popovic-Zadrovic — Ce que vous venez de dire me fait penser à la phrase de Tolstoï : «La tranquillité est une malhonnêteté de l'âme.»

Malraux — Elle est aussi quelque part chez moi. Dans Les Conquérants, il y a un moment où Garine raconte l'histoire des communards qui interrogent les bourgeois. Ceux-ci crient : «Moi, je ne me suis jamais occupé de politique !» Et les communards tuent les bourgeois après leur avoir répliqué : «C'est pour ça». C'est la même idée exprimée d'une façon tragique. Mais je ne crois pas que le problème de la tranquillité se pose sérieusement à notre civilisation. Nous n'avons pas à choisir entre la tranquillité et le drame. Il y a des drames partout et ils n'appartiennent pas tous à la même espèce. Il y a des drames dans les pays socialistes et nous le savons tous; il y a le drame du tiers monde et personne ne l'ignore. Il y a la difficulté de vivre des intellectuels dans la société capitaliste, et il y a le drame de l'intellectuel dans la société communiste. Et, ne trichons pas : le second est sans doute plus lourd que le premier. Parce que l'intellectuel du monde occidental ne se débat pas avec une réalité que théoriquement il approuve. Alors que c'était exactement la situation des intellectuels en Russie pendant les purges. Nous chuchotions que nous étions en désaccord avec les procès, mais nous refusions de nous retrouver alliés aux bourgeois pour attaquer Staline. C'était une situation insupportable, et c'est pourquoi, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, le chemin des intellectuels et celui du Parti se sont séparés à jamais.

Popovic-Zadrovic — Qu'est-ce qui compte dans le choix ? L'authenticité de la décision ou l'objectif que l'on poursuit ?

Malraux — Je dirai les deux; tout simplement parce que le choix n'est jamais complètement libre. Là encore je reprendrai mon exemple dans l'art; parce que c'est tellement plus clair. Vous me demandez si ce qui compte, c'est le choix intérieur d'aimer Cézanne ou la beauté de Cézanne ? Et il suffit d'énoncer ces deux propositions pour voir qu'elles n'ont pas de sens. Ce n'est pas parce que vous avez décidé d'aimer Cézanne que ce qu'il a fait est beau. C'est lui aussi qui vous choisit. Comprenez-vous cela ? Eh bien, c'est exactement la même chose dans le drame. Il y a une part qui dépend de nous est une autre qui dépend des circonstances. Et ce n'est pas si commode de fermer les yeux.

Popovic-Zadrovic — Quelle est la part de la fuite ou si vous préférez de l'automystification dans le choix ?

Malraux — Immense. On peut croire que choisir réellement, c'est détruire sa propre comédie. Mais c'est très difficile. Il y a toujours du mensonge. Beaucoup de gens croient que le grand mensonge est un mensonge intéressé. C'est faux. Le mensonge intéressé, c'est un petit mensonge pour de petites gens. Le grand mensonge, c'est le mensonge généreux, le mélange de l'héroïsme et du légendaire. Heureusement pour nous, les problèmes ne se posent généralement pas sous cette forme. Pendant les grandes purges soviétiques, j'avais des amis médecins qui travaillaient dans les camps sibériens. Quelques-uns de ceux qui ont survécu ont raconté plus tard : ils ne se sont posé aucun problème concernant les procès staliniens. Ils avaient autre chose à faire : empêcher les pauvres types qui les entouraient de mourir, trouver de quoi manger, de quoi boire pour ces demi-vivants qui leur étaient confiés par le sort. Ils n'avaient pas le temps de s'occuper de Moscou. Or, en droit, leur position n'avait pas grand sens; les procès étaient importants puisque c'étaient eux en réalité qui remplissaient les camps. C'est souvent comme cela que les choses se passent. Beaucoup d'hommes qui ont accepté Staline, c'est-à-dire accepter l'inacceptable, ne l'ont pas fait par intérêt, simplement parce qu'ils avaient à ce moment-là d'autres choses à faire qui leur paraissaient essentielles; et qui par-dessus le marché les distrayaient de l'atroce. C'est un phénomène historique assez poignant, mais qu'il est difficile d'ignorer. Il n'y a pas une morale abstraite, pas davantage une hiérarchie absolue des choix que nous devons faire; il y a des situations et des hommes devant lesquels nous nous trouvons. Nous ne pouvons que parer au plus pressé. Je ne sais pas si j'ai raison parce que votre question est difficile. Mais je vous réponds ce que je pense parce que je crois que c'est la vérité.

 

Extrait 3

Popovic-Zadrovic — Est-ce que vous croyez qu'il ne reste que la morale ? Est-ce que les facteurs moraux peuvent influer sur le cours des événements historiques ?

Malraux — Tout dépend de ce qu'on appelle morale. Il y a deux idées cachées sous le mot «morale». L'une de culpabilité et l'autre de qualité. Ne revenons pas sur la qualité, nous en avons déjà parlé. Résumons simplement : il n'y a réellement de civilisations que lorsque, à l'intérieur d'elles-mêmes, elles visent une catégorie d'hommes qui ont le sentiment d'avoir plus de devoirs que de droits. Et puis il y a la culpabilité. Elle vient du christianisme. Elle imprègne le marxisme : n'oublions pas que Marx se réfère à une notion d'injustice qui n'aurait aucun sens pour les Romains. Aucun Romain n'a vraiment été gêné par l'esclavage.

Mais je crois que les deux sens du mot «morale» se marient assez bien. Je pense que la dignité modifie l'histoire. A long terme. Et c'est pourquoi j'ai souvent parlé de fraternité. Je sais bien que là encore l'expression a deux sens : il y a une fraternité chrétienne qui sort directement de l'idée de communion des saints. Ce n'est pas si mal. Et puis j'ai cru qu'il y avait une fraternité révolutionnaire. Ce fut vrai. Mais est-ce qu'il n'y a pas entre ces deux types de fraternité quelque chose de proche ? Psychologiquement, elles ne se ressemblent pas. Mais il reste que, dans les deux cas, l'autre est plus important que soi. C'est une très vieille idée. Vous me demandez si elle est capable de modifier l'histoire ? Je n'en sais rien. Ou plutôt je me demande si elle ne l'a pas déjà profondément modifiée. Nous arrivons du fond des âges et je ne sais pas si ce qui m'impressionne le plus c'est l'immensité qui est derrière nous ou celle qui est devant.

 

Télécharger le texte.

 

bangladesh11

Bangladesh, 1971