E/1986.07.05 — André Marlaux, «Notre Seule Unité, c'est l'interrogation. Malraux. Entretien inédit», entretien accordé à Ion Mihaileanu en juillet 1975

E/1986.07.05 — André Marlaux, «Notre Seule Unité, c'est l'interrogation. Malraux. Entretien inédit», entretien accordé à Ion Mihaileanu en juillet 1975, Le Monde [Paris], n° 12887, 5 juillet 1986, p. 18-19, (extraits).

Repris in extenso sous le titre «Entretien avec Ion Mihaileanu», Espoir [Paris], n° 58, mars 1987, p. 42-55.


 

André Malraux 

 

Entretien du 8 août 1975 avec Ion Mihaileanu

 

Extrait 1

Malraux — A l'heure actuelle, je dirais : la seule unité de notre civilisation – je ne parle pas des marxistes de l'autre côté, ce que je dis n'est pas vrai pour un Soviétique, mais pour le monde occidental et le Japon – notre seule unité c'est l'interrogation. Nous sommes la première civilisation disposant de connaissances immenses et faisant converger toutes ces connaissances sur un immense point d'interrogation. Cela n'était jamais arrivé avant nous. Il y a eu quelque chose de cela à la fin de l'Empire romain, mais alors les moyens étaient très minces, je veux dire que les connaissances humaines au temps de Marc Aurèle étaient tout de même des connaissances extrêmement circonscrites, alors que les nôtres sont sérieuses.

Mihaileanu — Si notre civilisation a perdu la conscience d'ensemble, ne croyez-vous pas qu'il y a quand même une prise de conscience des dangers qui menacent cette civilisation ?

Malraux — Je ne trouve pas que votre question soit importante. Ce qui est important, c'est que nous ayons le sentiment du danger. Par exemple, Rome a eu le sentiment du danger à partir du IIIe siècle avec les Barbares; avant, pas du tout. Le XVIIIe siècle n'a eu aucune espèce de sentiment de danger, or, le danger était là, il s'appelait la Révolution. Alors, ce qui me paraît très important, ce n'est pas le pronostic, parce que je suis toujours très méfiant sur le pronostic.

Je crois que ce qui est le propre des grandes civilisations en crise, c'est que ce qui résout la crise n'est jamais ce qu'elles contiennent : personne ne pensait que la solution de Rome serait le Christianisme; quelque chose qui n'était pas prévu surgit. Donc, dire : la plus grande menace est là ou là, ne me paraît pas important. Mais, par contre, il paraît très important de dire : si demain vous parliez avec Victor Hugo ou Marx, des gens bien différents, leur stupéfaction serait que vous leur expliquiez que les nations ne sont pas tout à fait les mêmes, mais qu'elles sont présentes et que la bombe atomique existe. La première idée, ils avaient prévu le contraire, la seconde ils ne l'avaient pas prévue du tout. C'était impensable pour eux.

La science du XIXe siècle – quand nous relisons les textes, c'est très saisissant – était quelque chose qui était au service de l'homme, cela ne pouvait pas se retourner contre lui. En gros c'est relativement vrai, je veux dire qu'on a découvert très tard la dynamite et, quand on l'a découverte, au fond cela a été de la science-fiction. Tous les gens ont été considérablement étonnés. Or, ce qui est important aujourd'hui, c'est que nous sommes la première civilisation où une espèce soit capable de détruire la planète, une espèce qui est l'homme : il n'est jamais arrivé qu'un terrestre ait eu le pouvoir de faire sauter la terre.

Mihaileanu — De détruire son biotope ?

Malraux — Oui, exactement. Là il y a un phénomène évidemment sans précédent. Si vous cherchiez quels sont les éléments par lesquels notre civilisation est sans précédent, ils seraient assez nombreux. C'est d'ailleurs en partie la grande critique qu'on peut faire à la fois de Spengler et Marx. L'un et l'autre ont projeté un futur qui était à l'intérieur d'un mouvement uniforme, alors qu'évidemment il y a explosion. Pour Spengler, nous dirons : vous affirmez que toutes les cultures meurent de la même façon. Mais nous sommes la première culture qui a conscience d'être culture. Ni le XVIIIe siècle, ni Rome, ni les Mayas n'ont eu conscience d'appartenir à une culture.

 

Extrait 2

Malraux — Essayons de nous résumer. Je pense qu'il y a une limite de l'histoire et que notre civilisation est quelque chose qui est à l'intérieur de l'histoire, exactement comme le christianisme est à l'intérieur de la religion.

Je pense que cette civilisation est optimiste en détail et pessimiste en bloc, c'est-à-dire que nous sommes toujours très confiants sur ce que nous allons inventer prochainement et assez inquiets sur le destin du monde.

Mihaileanu — Et cette inquiétude sur le destin du monde ne peut-elle devenir pour les intellectuels une source d'action ?

Malraux — Avant la guerre, il y a eu un phénomène qui n'a pas eu de successeur, c'est l'antifascisme. L'antifascisme a été un phénomène considérable, au fond le ciment apparent de l'alliance entre l'Union soviétique et les démocraties. Les écrivains étaient extrêmement à l'aise dans l'antifascisme qui, après tout, n'était pas une doctrine mais plutôt une mise en forme des sentiments. Or, les trois-quarts des intellectuels sont des gens qui ont énormément de rapports avec les sentiments, beaucoup plus qu'avec des techniques.

Mihaileanu — Et c'était surtout une attitude à l'égard d'un danger : l'ennemi commun.

Malraux — Seulement, le sentiment que nous avons aujourd'hui des dangers est tout de même un sentiment technique. Si les journaux vous parlent le cas échéant du péril communiste, le citoyen n'a pas du tout peur de voir arriver l'Armée rouge. Il a peut-être tort, mais il ne pense pas à cela. Tandis qu'il pense tout de même : «Qu'est-ce qui va nous arriver avec toutes ces histoires atomiques ? les retombées, les déchets, la pollution… Est-ce qu'un jour nous n'allons pas voir arriver quelque chose comme les épidémies d'autrefois ?» Il y a la même peur de la science au XXe siècle qu'il y a eu la confiance dans la science au XIXe siècle.

Mihaileanu — C'est partout la crainte qu'elle ne soit pas maîtrisée. On a peur de l'apprenti sorcier, mais on a confiance dans le médecin.

Malraux — On a confiance dans le médecin, vous avez raison, seulement le médecin, le biologiste, savent très bien que la moitié de leurs découvertes sont des découvertes empiriques. La chimie du cerveau, un des domaines les plus importants de notre époque, commence en 1957 à cause des recherches sur le cancer. En fait, les grands biologistes de notre époque – j'en connais trois ou quatre – ne sont pas si confiants que cela.

Leur obsession il y a cinquante ans était l'explication de l'univers par la survie des espèces les plus fortes, c'est-à-dire par le darwinisme. A l'heure actuelle, ils considèrent que les progrès de la biologie sont immenses, qu'ils devront continuer mais qu'en aucun cas les découvertes de la biologie ne permettront d'agir sur la formation de l'homme. J'avais écrit autrefois que la science ne peut pas faire un homme, j'avais décrit les types d'humanité successifs : le gentleman, le Romain, mettons le Bolchevik… C'étaient des modèles et pas du tout des faits scientifiques. Or, j'ai eu à recevoir un professeur de l'Académie des Sciences et sa conclusion était – nous étions malheureusement complètement d'accord – que plus il était près de l'ordre de la découverte, plus il considérait que cet ordre le dépassait et qu'on ne pouvait pas passer de la recherche, qui tend à trouver quelque chose, à la formation au sens romain ou au sens chrétien, qui tend à créer un homme. C'est assez considérable, parce qu'il y a cinquante ans, les biologistes ne nous auraient pas dit cela : la biologie est en train de tourner en épingle à cheveux…

 

Extrait 3

Mihaileanu — J'ai parlé d'une civilisation extra-terrestre.

Malraux — Je sais bien, mais je trouve que ce n'est pas pensable. Einstein disait : «Il ne faut jamais accepter de se poser des questions qui ne se posent pas.» C'est un peu ce que je pense. Si nous parlons de ce que nous avons découvert dans les types de civilisation, les fourchettes ne sont pas très larges, je veux dire que les civilisations les plus éloignées de nous sont quand même relativement proches. Pour que vous ayez un grand écart, il faut que vous soyez hors de la civilisation. Les nègres de la grande forêt sont une chose ; l'homme avant la domestication des animaux, c'est sans doute autre chose. Mais les civilisations, elles, sont tout de même relativement proches, tandis qu'une civilisation extra-terrestre, ou bien elle est sur des données terrestres – alors après tout vous ne serez ni plus ni moins étonnés qu'avec la découverte des Parthes ou des Mayas ou tout ce qu'on veut – ou bien elle n'est pas sur des données terrestres et alors nous ne savons plus de quoi nous parlons.

Autrement dit, il n'y a pas de vie aléatoire, il n'y a pas de vie due au hasard, toute vie est un domaine coordonné, ce n'est pas forcément notre coordination, mais elle est coordonnée. Un domaine de coordination qui nous est inconnu.

 

Extrait 4

Mihaileanu — Mais quelle est votre opinion sur le rôle de l'amour, disons dans la culture, comme valeur suprême, comme valeur d'anti-destin ?

Malraux — Le mot couvre une dizaine de réalités différentes. Le mot amour veut dire à la fois tendresse et disons amour métaphysique : vous êtes entre la notion de sexualité plus ou moins liée à l'amour, ceci discutablement d'ailleurs, et la notion d'amour sacré telle qu'elle est dans le Christianisme, si fortement. En fait, vous passez d'une façon imperceptible, complètement d'un domaine à l'autre.

Je crois que ce qui est intéressant dans votre question, c'est la façon dont vous la posez, c'est à dire le sentiment d'amour indépendant de son objet attendrissant.

Mihaileanu — Exactement.

Malraux — Alors, je crois que nous touchons quelque chose d'excessivement intéressant qui est probablement dans sa profondeur, totalement indéfinissable et dont nous nous approcherions surtout par la musique. La musique est capable d'exprimer le sentiment d'amour noble sans l'élément de tendresse, aussi par Mozart mais au besoin sans, avec une très grande puissance et nous montre bien que nous ne pouvons pas la mettre en termes. C'est le moment où vous savez que vous êtes désarmé.

Mihaileanu — D'ailleurs, la musique peut bien exprimer la foi, surtout la foi religieuse.

Malraux — Vous savez, dans la Tête d'obsidienne, je dis à Menuhin que quand on est en Asie on croit que le grand sentiment de la musique occidentale c'est la nostalgie, naturellement Beethoven, Schumann, Schubert… Il était avec Nadia Boulanger et il dit : «Est-ce que vous diriez cela, Nadia ?» Elle dit non, et «moi non plus – ajoute Menuhin – Qu'est-ce que vous diriez, vous, du sentiment fondamental de la musique occidentale ?» et il m'a dit : «La louange». Cela, c'est intéressant. Parce que c'est vrai, c'est un des sentiments fondamentaux. Dans la louange, il y a un élément spécifiquement musical.

 

Extrait 5

Mihaileanu — Croyez-vous qu'il y ait rupture entre votre œuvre antérieure et les Antimémoires, comme le suggère Gaëtan Picon, qui croit qu'aux Antimémoires font défaut la présence d'un mythe, le sens d'une histoire qui s'est égarée.

Malraux — Ce que je pense, c'est que le livre est entièrement rédigé avec le sentiment d'étonnement devant le déroulement de notre siècle. Il est évident que je n'ai aucune idée de la façon dont, dans cent ans, on verra ce siècle. Mais ce qui me paraît certain, c'est que quelqu'un qui me lira n'aura pas du tout le sentiment qu'il me lit comme il lit, disons Mauriac, parce que Mauriac est à l'intérieur de son XXe siècle et que moi je suis à l'extérieur. Alors je crois que pour répondre à Picon, ce qu'il n'a pas pigé c'est que l'élément mythique des Antimémoires n'est pas du tout le personnage ou les épisodes, c'est la séparation d'avec la civilisation : le voyageur autour de la terre, l'OVNI, et là il me paraît y avoir une dimension mythique; parce que c'est extrêmement facile d'avoir cette impression dans le domaine sentimental, mais il se trouve que moi je donne ce sentiment-là dans l'ordre historique. Pour un lecteur dans cent ans, dans un roman d'amour, ce serait la définition du personnage. Mais quand c'est avec le général de Gaulle et à la fois avec le général de Gaulle et Mao c'est différent. En tout cas, je suis tout à fait sûr que dans le fait de décoller, il y a une donnée mystique très mystérieuse mais très certaine, comme nous ressentons dans tous les rêves. L'humanité a toujours rêvé de voler.

Mihaileanu — Croyez-vous que cela sera le sens mythique de cette œuvre ?

Malraux — C'est ce qui la séparera d'à peu près toutes les œuvres contemporaines. Etant donné que tout ce dont nous parlons n'a de sens que si nous restons dans le domaine imprécis, je veux dire que s'il y avait précision, cela serait faux. Si je me mettais dans l'état d'esprit de ce que j'imagine être l'angle de vue de 2050, c'est Jules Verne : cela n'a aucun intérêt. Ce qui a un intérêt c'est cette sorte d'éloignement qui est une prise de conscience de l'éloignement de l'homme contemporain par rapport à la civilisation contemporaine, parce que je crois que je mets l'accent avec violence sur quelque chose que nous ressentons tous sans violence. Nous sommes tous des gens qui regardons la civilisation comme une partie étrangère. Cela n'est jamais arrivé.

Mihaileanu — Au fond, vous participez déjà à cette redéfinition de la notion de l'histoire.

Malraux — Dans une certaine mesure. Je ne crois pas que c'est tellement moi, je crois que c'est l'ensemble des découvertes que nous visons qui est en train de mettre en accusation l'histoire.

Mihaileanu — Quel est le rapport entre le vécu et l'imaginaire dans votre œuvre romanesque ? Certains critiques affirment que c'est le vécu, l'expérience qui domine; je suppose que c'est le contraire, que la vie est seulement une matière première, un prétexte pour que surgisse «Le musée imaginaire de la vie humaine». Je me trompe ?

Malraux — En fait, il est bien évident que le vécu est un élément de relief. Mais il n'est un élément de relief qu'à condition de supposer que vous avez une armature et cette armature, elle, appartient à l'élément le plus profond de l'imaginaire, c'est-à-dire pas du tout à l'imaginaire fantastique extérieur, mais à l'imaginaire de ce qui est en nous.

Disons qu'il y a deux imaginaires : il y en a un qui consiste à raconter des histoires, alors c'est les Mille et une nuits. Perrault, etc., puis il y en a un autre qui est de trouver en soi-même le monstre ou le sacré.

Mihaileanu — Mais La Condition humaine ou L'Espoir étaient considérés comme des œuvres vécues, on les assimilait même à des reportages…

Malraux — Ecoutez, est-ce qu'il existe sérieusement du vécu quelque part ? Est-ce que ce n'est pas une espèce de chimère incroyable ? Qu'a-t-on considéré comme le comble du vécu en France ? Balzac. Or, Baudelaire écrivait qu'il est le plus grand visionnaire de notre temps. Nous sommes tous d'accord aujourd'hui. Il n'y a pas de question.

Après, il y a eu Zola. Personne d'entre nous ne considère les grandes œuvres d'Emile Zola comme des photos. L'Assommoir est un livre absolument épique, noir, tragique, le contraire de la photographie.

En peinture, c'est tout à fait précis, parce qu'en peinture chaque fois qu'on nous dit qu'on va faire du réalisme, cela veut dire qu'on lutte contre le style triomphant. Chez vous, on est réaliste quand on est contre les icônes, au XVIIe siècle, on est réaliste quand on est contre Raphaël, mais le réalisme en peinture, c'est toujours la critique d'un idéalisme antérieur. Dans la littérature, je pense que c'est à peu près la même chose. Les forces qui sont en œuvre dans la grande création romanesque ou tragique ne sont pas des forces d'application, d'examen. L'application ou l'examen, c'est toujours quelque chose dont vous vous servez pour donner le relief ou la surprise. N'importe quel artiste est prodigieusement servi quand il rencontre la surprise. Vous ne pouvez pas l'inventer, vous ne pouvez pas non plus faire qu'elle soit là ou qu'elle ne soit pas là. C'est la même chose que le monteur au cinéma. Il ne peut pas concevoir son propre champ. Seulement, il a fait le plan de l'héroïne qui vient de tomber et il se trouve qu'une traînée de pétrole coule tout près, ce qui suggère immédiatement le sang et évidemment un plan superbe. Il y a un homme de génie chez qui tout cela est flagrant, c'est Shakespeare. Il est évident que Macbeth se passe entièrement indépendamment du roi… Un cas dont il faudrait parler c'est celui de Dostoïevski. Maintenant que nous avons ses carnets, nous savons que c'est Muichkine qui est l'assassin. Dostoïevski a gardé entièrement la scène en intervertissant les personnages. Donc pour lui, la seule chose importante c'était l'amour.

En revenant à votre question, je vous réponds : la vie a été seulement une matière première. Mais il y a des moments où la vie donne une sorte d'incarnation de nos mythes, ou au moins de nos phantasmes.

La force artistique de la vie, c'est l'étendue de son imprévisible. Et ce qu'on appelle expérience (pas l'idée, le sentiment) est tout de même lié à la vie.

 

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