D/1964.05.06 — André Malraux : «Intervention à l’Assemblée nationale le 6 mai 1964»

André Malraux, «[Intervention à l'Assemblée nationale, séance du 6 mai 1964]», réponse à une question de M. de La Malène au sujet d'ateliers d'artistes. Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Assemblée nationale [Paris], n° 30 AN, 7 mai 1964, p. 1097-1098 et 1099.


 

 

(Sur les subventions à accorder aux ateliers d'artistes)

 

Assemblée nationale – Séance du 6 mai 1964

 

         André Malraux. – Dès 1960, en liaison avec le ministère de la construction et la préfecture de la Seine, des études ont été entreprises pour résoudre le problème évoqué par la question de M. de la Malène.

         Certains d'entre vous, Mesdames, Messieurs, savent que nous attachons la plus grande importance à ce dont il s'agit.

         Je remercie M. de la Malène d'avoir posé cette question. Elle était familière à tous ceux qui m'entourent. Il est évident qu'on ne peut pas défendre la peinture et la sculpture en ignorant les conditions dans lesquelles elles se font.

         La différence entre le coût d'un logement normal et celui d'un logement de même catégorie comportant un atelier était estimée, en 1960, à 20.000 francs.

         Le problème est simple. Oui ou non, des gens qui n'ont pas un sou auront-ils 20.000 francs pour se procurer un atelier en plus de leur logement ? Il ne s'agit que de cela.

         Il fallait donc que la collectivité publique prît à sa charge la différence entre le prix de revient d'un logement normal et celui d'un atelier d'artiste. Les crédits annuels de fonctionnement ne le permettaient pas. C'est seulement dans le cadre du IVe plan – c'est-à-dire le plan actuel, et non pas le prochain – que le problème pouvait être abordé. II était donc nécessaire d'inscrire d’abord le projet au plan.

         Pour les cent premiers ateliers, un crédit total de 2 millions de francs a été prévu, dont la répartition, au cours des trois dernières années d'application du plan, s'établit ainsi : 500.000 francs pour 1963, un million de francs pour 1964 et 500.000 francs pour 1965.

         Voilà une première réponse à la question posée. C'est une réponse modeste. Encore n'était-il pas négligeable de dire que le Gouvernement a tout de suite fait le nécessaire pour qu'il y ait, la première année, en anciens francs, 50 millions, cette année 100 millions et 50 millions l'année prochaine.

         Mais il ne s'agissait, à cette époque, que de répondre aux besoins liés à l'essor démographique et non pas de remédier à la situation créée par les travaux de rénovation urbaine à Paris, qui ont entraîné et entraîneront encore, dans certains quartiers, la démolition de nombreux ateliers.

         Les crédits prévus au IVe plan ne suffisaient plus à couvrir les besoins. Une étude d'ensemble a donc été entreprise en liaison avec la ville de Paris, le département de la Seine et le district en vue d'établir un programme à long terme. Autrement dit, dans dix ans, les peintres et les sculpteurs auront-ils, oui ou non, des ateliers ?

         L'enquête effectuée par la préfecture de la Seine établit qu'il faudrait réaliser un ensemble de 1.500 ateliers pendant la période 1962-1973 ainsi répartis : 300 pour les besoins immédiats, 800 pour le remplacement de ceux qui doivent disparaître en même temps que progressera la rénovation urbaine, 400 pour couvrir les besoins supplémentaires résultant de l'augmentation démographique.

         La consultation des groupements d'artistes confirme, évidemment, la nécessité d'implanter ces ateliers à l'intérieur de la capitale, notamment dans les quartiers dont le caractère et l'ambiance sont favorables aux artistes : certaines localités de la périphérie immédiate peuvent également être choisies au Sud et au Sud-Ouest de Paris.

         D'autre part, M. le ministre de la construction a consenti une dérogation aux normes techniques de construction en faveur des projets de cette nature.

         Enfin, outre la participation de l'Etat, le conseil municipal de Paris et le conseil général de la Seine ont décidé, au titre de leur budget d'investissement, le principe d'un financement complémentaire sur les mêmes bases que celui de l'Etat.

         Le programme de construction d'ateliers ayant été ainsi établi et les sommes nécessaires au financement des travaux dégagées sur les budgets successifs, voici les réalisations en cours et celles qui sont projetées.

         En 1963, l'office public de la ville de Paris, avec la participation de l'Etat, a construit seize ateliers avenue Secrétan et boulevard Saint-Jacques. En 1964, la maison des artistes, fondation Smith-Champion, a décidé de construire, sur son terrain de Nogent-sur-Marne, un bâtiment de seize ateliers. Une subvention de 20.000 francs par unité, soit de deux millions d'anciens francs ­­– donc ce que nous avons demandé – est accordée par l'Etat.

         Grâce à M. le préfet de la Seine, l'office privé de logement familial a accepté d’édifier quarante ateliers d'artistes dans le groupe d'habitation qui va être mis en chantier au n° 32 de la rue du Poteau et au n° 5 de la rue Letort, dans le 18e arrondissement.

         Dans le 15e arrondissement, vingt ateliers vont être mis en chantier.

         D'autre part, en liaison avec les organisations d’artistes, M. le préfet et moi-même avons pris contact avec les sociétés de rénovation de Paris et les organismes effectuant des constructions dans certaines communes suburbaines, pour les inviter à créer de nouveaux ateliers en usant des facilités financières réglementaires. Plus de soixante promoteurs ont été pressentis et la plupart d'entre eux ont répondu favorablement à cet appel.

         Ces programmes constituent une base de départ qui, grâce à l'effort de tous les intéressés, doit permettre une action étendue.

         Ces dispositions devraient permettre également d'assurer aux artistes des conditions locatives normales. En effet, les logements prévus doivent être construits dans le cadre d'opérations immobilières réglementées.

         Je précise, parce que les textes officiels ne sont pas toujours assez clairs, que cela signifie que ce n'est pas parce qu'un peintre ou un sculpteur a un atelier qu'on doit lui demander trois fois plus d'argent que s'il n'en avait pas. Le fait d'être peintre ou sculpteur ne procure pas, en effet, trois fois plus d'argent que le fait d'être pauvre.

         Pour garantir à l'avenir la construction des ateliers, M. le préfet de la Seine se propose d'étudier la possibilité d'inclure, dans les plans-masse, la création de quelques ateliers – c'est-à-dire quelques ateliers par plan-masse – au titre de l'équipement public obligatoire.

         Enfin, les opérations de curetage des quartiers anciens qui seront entreprises au titre de la loi du 4 août 1962, notamment au Marais, pourront également permettre d'aménager des ateliers dans des immeubles qui, par leur caractère, seront de toute évidence appréciés par les artistes. Mais cette solution sera, dans certains cas, délicate à mettre en œuvre, car il faudra obtenir le relogement des occupants des immeubles à restaurer et assurer les conditions de luminosité pour lesquelles les ateliers ont été créés.

         Mesdames, messieurs, le problème est très simple : des peintres et des sculpteurs ont besoin d'ateliers, mais un atelier coûte plus cher qu'un logement. Or, le fait d'être peintre ou sculpteur devient le contraire d'un privilège, et il n'existe pas de nuit pour qualifier cette situation.

         Je sais que, de cette gauche jusqu'à cette droite, personne ici, quelles que soient ses opinions politiques, ne pense que les peintres français – ils appartiennent à un pays qui, depuis plus d'un siècle, est devenu le plus grand dans le monde pour la peinture – doivent être des gens que l'on ne doit pas aider.

         Il advient qu'on nous dise : «Mais vous allez aider les gens sans talent». Eh bien ! mesdames, messieurs, nous aiderons aussi les gens sans talent.

         Depuis quelques siècles existe probablement dans notre pays le plus grand éclat de génie que la peinture ait connu depuis la mort de Florence. Tout autour, toutes sortes de pauvres gens peignent parce qu'ils aiment la peinture. Tous ensemble, nous prenons en main le destin de tous et nous ferons au mieux pour les grands, en faisant ce que nous pourrons pour les autres. (Applaudissements sur les bancs de l'U.N.R.-U.D.T. et sur les bancs du groupe des républicains indépendants.)

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         André Malraux. – Monsieur de la Malène, je veux vous répondre en deux mots. Sur le fond, nous sommes absolument d’accord. Tout ce que vous avez dit est essentiellement juste et c'est, si vous me permettez de le dire, ce que j'avais dit moi-même.

         Reste ce que l'on peut faire. Vous savez bien que la tâche n'est pas facile, car les catégories spéciales ne sont pas seulement constituées par les artistes; nous devons dire vous et moi qu'il y a des catégories spéciales à l'égard desquelles nous avons de plus grands devoirs et c'est vrai; mais on nous répondra qu'il existe aussi d'autres catégories à l'égard desquelles nous devons avoir un grand respect et c'est vrai aussi.

         Néanmoins ­– et je vous remercie de votre intervention – je suis entièrement d'accord avec vous sur l'essentiel de ce que vous voulez. Je souhaite que tous deux nous nous rencontrions pour préciser, non sans peine, les points de détail, pour obtenir ce que nous voulons ensemble dans un délai très court. (Applaudissements sur les bancs de l'U.N.R.-U.D.T.)

 

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