L/1946.06 — André Malraux, «Esquisse d'une psychologie du cinéma (fragments)», «Formes et Couleurs», n° 6/1946, n.p., [p. 33-36].

L/1946.06 — André Malraux, Esquisse d'une psychologie du cinéma (fragments), Formes et Couleurs, n° 6/1946, n.p., [p. 33-36].

 

Au milieu du XIXe siècle, alors que naît la photographie, la peinture occidentale commence à dédaigner deux domaines qui jusque-là lui avaient appartenu : la représentation des sentiments et la fiction. Elle redevient plastique pure, et redécouvre l'art des deux dimensions.

«La concurrence à l'état civil» s'exerce par la photo. Mais pour représenter la vie, la photo, qui passe en trente ans d'un primitivisme immobile à un baroque frénétique, ne fait que retrouver l'un après l'autre les anciens problèmes de la peinture. Elle s'arrête où s'arrête celle-ci. Et d'autant plus paralysée qu'elle ne dispose pas de la fiction; elle fixe le saut d'une danseuse, elle ne fait pas entrer les Croisés à Jérusalem. Or, depuis le visage des Saints jusqu'aux reconstitutions historiques, la volonté de représentation des hommes s'est toujours appliquée autant à ce qu'ils n'avaient jamais vu qu'à ce qu'ils connaissaient.

L'effort poursuivi pendant quatre siècles pour capturer le mouvement s'arrêtait donc au même point en photo qu'en peinture; et le cinéma, bien qu'il permît de photographier le mouvement, ne faisait que substituer une gesticulation mobile à une gesticulation immobile. Pour que se continuât le grand effort de représentation enlisé dans le baroque, il fallait arriver à l'indépendance de la caméra par rapport à la scène représentée. Le problème n'était pas dans le mouvement d'un personnage à l'intérieur d'une image, mais dans la succession des plans[1]. Il ne devait pas être résolu techniquement par une transformation de l'appareil, mais artistiquement, par l'invention du découpage.

Tant que le cinéma n'était que le moyen de reproduction de personnages en mouvement, il n'était pas plus un art que la phonographie ou la photographie de reproduction. Dans un espace circonscrit, généralement une scène de théâtre véritable ou imaginaire, des acteurs évoluaient, représentaient une pièce ou une farce que l'appareil se bornait à enregistrer. La naissance du cinéma en tant que moyen d'expression (et non de reproduction) date de la destruction de cet espace circonscrit; de l'époque où le découpeur imagina la division de son récit en plans, envisagea, au lieu de photographier une pièce de théâtre, d'enregistrer une succession d'instants, d'approcher son appareil (donc de faire grandir les personnages dans l'écran quand c'était nécessaire), de le reculer; surtout de substituer au plateau d'un théâtre le «champ», l'espace qui sera limité par l'écran – le champ où l'acteur entre, d'où il sort, et que le metteur en scène choisit, au lieu d'en être prisonnier. Le moyen de reproduction du cinéma était la photo qui bougeait, mais son moyen d'expression, c'est la succession des plans.

La légende veut que Griffith ait été si ému par la beauté d'une actrice en train de tourner un de ses films, qu'il ait fait tourner à nouveau, de tout près, l'instant qui venait de le bouleverser, et que tentant de l'intercaler en son lieu, et y parvenant, il ait inventé le gros plan. L'anecdote montre bien en quel sens s'exerçait le talent d'un des grands metteurs en scène du cinéma primitif, comment il cherchait moins à agir sur l'acteur (en modifiant son jeu par exemple) qu'à modifier la relation de celui-ci avec le spectateur (en augmentant la dimension de son visage). Et elle contraint à prendre conscience de ceci : des dizaines d'années après que les photographes les plus médiocres, abandonnant l'habitude de photographier leurs modèles «en pied», eurent pris celle de les photographier à mi-corps, ou d'en isoler le visage, oser couper un personnage à mi-corps au cinéma transforma celui-ci. Parce que, quand l'appareil et le champ étaient fixes, tourner deux personnages à mi-corps eût contraint à tourner ainsi tout le film. Jusqu'à l'instant où, précisément, on découvrit plans et découpage.

C'est donc de la division en plans, c'est-à-dire de l'indépendance de l'opérateur et du metteur en scène à l'égard de la scène même, que naquit la possibilité d'expression du cinéma – que le cinéma naquit en tant qu'art. A partir de là, il put chercher la succession d'images significatives, suppléer par ce choix à son mutisme.

* * *

Le cinéma parlant devait modifier les données de ce problème. Non pas, comme on l'a dit, en «perfectionnant» le cinéma muet. Le parlant n'est pas plus un perfectionnement du muet que l'ascenseur n'est pas un perfectionnement du gratte-ciel. Le gratte-ciel est né de la découverte du béton armé et de celle de l'ascenseur; le cinéma moderne est né, non pas de la possibilité de faire entendre des paroles lorsque parlaient les personnages du muet, mais des possibilités d'expression conjuguées de l'image et du son. Tant que celui-ci ne fut qu'une phonographie, il resta aussi dérisoire que le fut le film muet tant qu'il demeura une photographie. Il devint un art quand les metteurs en scène comprirent que le grand-père du son des films parlants n'était pas le disque, mais la composition radiophonique.

Lorsque des artistes reconstituaient pour la radio la séance du 9 Thermidor, il s'agissait d'abord pour eux de faire jouer une œuvre nouvelle, dont le texte était commandé par les moyens de reproduction auxquels il était destiné. Il ne s'agissait pas de choisir des acteurs pour dire les phrases du Moniteur; mais d'abord, de tirer de la «sténographie» du Moniteur certains instants de la séance célèbre, d'en faire un montage. La sténographie de la séance de Thermidor qui nous est parvenue est inécoutable, comme toute sténographie, par sa longueur.

Nous sommes tentés de croire que ce choix est donné une fois pour toutes; qu'il existe, de la nuit où tomba Robespierre, des instants privilégiés que tout art mettra en œuvre. Il semble, à première vue, que certaines parties déterminées à tout chaos, de toute vie, soient la matière première de tout art; et que d'autres parties soient à jamais informes, et mortes par là. Confusion entre le mot historique et l'instant suggestif, significatif, proprement «artistique». Certes, il existe de tout chaos des instants privilégiés, mais ils sont déterminés précisément par chacun des arts qui doivent exprimer ce chaos. A l'instant où Robespierre ne peut plus se faire entendre, l'accent décisif pour la radio est peut-être sa voix qui sombre; mais, pour le cinéma, c'est peut-être la distraction d'un des gardes, tout occupé en cette seconde même à flanquer des gosses dehors ou à chercher son briquet…

Au XXe siècle, pour la première fois, se sont créés des arts inséparables d'un moyen mécanique d'expression; non seulement susceptibles de reproduction, mais expressément destinés à la reproduction. Déjà les plus beaux dessins peuvent être reproduits avec une perfection de faussaires; sans doute en sera-t-il de même des tableaux bien avant la fin du siècle. Mais ni dessins ni tableaux n'ont été faits pour être reproduits. Ils sont en eux-mêmes leur propre fin[2]. L'infime instant qui permet de tourner un plan de cinéma, avec ses acteurs vivants, est fait pour la photographie qui en sera prise, et pour cela seulement, de même qu'une pièce radiophonique n'est faite que pour être enregistrée sur un disque, puis transmise au micro.

Mais la puissance d'expression des sons enregistrés, assez faible tant que seuls la transmettaient le disque et la radio, devint très grande quand elle trouva dans l'image son contre-point. L'invention du relief ne sera, elle, qu'un perfectionnement; mais le cinéma sonore est au cinéma muet ce que la peinture est au dessin.

On se rendit si peu compte, au début, que le son était un domaine d'expression, que le cinéma parlant sembla ramener à ses débuts le cinéma tout court. Comme les premiers metteurs en scène cherchaient à photographier les images du théâtre, de même le parlant n'eut rien de plus pressé que de photographier des pièces : le dialogue était assuré, le métrage convenable, le résultat navrant.

* * *

De ses débuts puérils aux derniers films muets, le cinéma semble avoir conquis des domaines immenses; depuis qu'a-t-il gagné ? Il a perfectionné son éclairage et son récit, sa technique : mais dans l'ordre de l'art…

J'appelle art, ici, l'expression de rapports inconnus et soudain convaincants entre les êtres, ou entre les êtres et les choses. Le grand cinéma muet n'a pas ignoré ce domaine. Le cinéma américain de 1939, suivi par les autres, s'occupe avant tout (ce qui lui est naturel en tant qu'industrie) de perfectionner sa puissance de distraction et de divertissement.

[1] Le plan est l'unité cinématographique. Les plans changent quand l'appareil de prise de vues change de place. C'est la succession des plans qui constitue le découpage. Dix secondes est actuellement leur durée moyenne.

[2] Voir à ce sujet le remarquable travail de M. Walter Benjamin.


Téléchargement.