Image of L/1967.09.25 — André Malraux : «Ma rencontre avec Mao», «Le Figaro littéraire», 25 septembre 1967, p. 6-13.

L/1967.09.25 — André Malraux : «Ma rencontre avec Mao», «Le Figaro littéraire», 25 septembre 1967, p. 6-13.

L/1967.09.25 — André Malraux : «Ma rencontre avec Mao», Le Figaro littéraire, 25 septembre 1967.

  

C'est d'ores et déjà une certitude : les Antimémoires d'André Malraux, parus chez Gallimard, constitueront le très grand événement littéraire de la saison. Le Figaro littéraire est seul de toute la presse à en publier aujourd'hui l'un des chapitres majeurs.

 

Août 1965. André Malraux vient d'arriver en Chine, chargé par le général de Gaulle d'une mission officielle auprès du gouvernement chinois.

Des souvenirs de quarante ans resurgissent dans sa mémoire. Ils contribueront à donner les Antimémoires.

En route, Malraux s'est d'abord arrêté à Hong-Kong où, sur le Grand Magasin communiste, règnent les images mythologiques de la Longue Marche. Puis il a fait escale à Canton où il a visité le Musée de la Révolution aux photographies étrangement censurées de tout ce qui peut rappeler la participation russe à des combats que Malraux lui-même connaît bien.

A Pékin, le maréchal Chen-yi, ministre des Affaires étrangères, «visage lisse, rire large et coupant. L'expression se fendre la gueule lui convient à merveille», le reçoit en premier.

C'est ensuite au tour de Chou En-laï, «ni truculent ni jovial, parfaitement distingué. Et réservé comme un chat».

Enfin, après un bref voyage à Yenan, berceau de la Longue Marche, Sparte de la Chine nouvelle, c'est l'entrevue avec Mao Tsé-toung. Ce récit commence au moment précis où André Malraux rentre de Yenan et se retrouve à Pékin.

* * *

Retour. Hier soir, on téléphone que je veuille bien ne pas quitter l'ambassade. A treize heures, nouveau coup de téléphone : on m'attend à quinze heures. En principe, c'est pour l'audience du président de la République, Liou Shao-shi; mais le «on» fait supposer à l'ambassadeur que Mao sera présent.

Quinze heures. Le fronton du Palais du Peuple repose sur de grosses colonnes égyptiennes, aux chapiteaux-lotus peints en rouge. Un couloir de plus de cent mètres. Au fond, à contre-soleil (dans une salle, je suppose), une vingtaine de personnes. Deux groupes symétriques. Non, il n'y a qu'un groupe, qui semble coupé en deux parce que ceux qui me font face se tiennent à distance derrière le personnage central, vraisemblablement Mao Tsé-toung. En entrant dans la salle, je distingue les visages. Je marche vers Liou Shao-shi, puisque ma lettre est adressée au président de la République. Aucun d'entre eux ne bouge.

— Monsieur le Président, j'ai l'honneur de vous remettre cette lettre du président de la République française, où le général de Gaulle me charge d'être son interprète auprès du président Mao Tsé-toung et de vous-même.

Je cite la phrase qui concerne Mao en m'adressant à lui, et me trouve devant lui, la lettre remise, à l'instant où la traduction s'achève. Son accueil est à la fois cordial et curieusement familier, comme s'il allait dire : «Au diable, la politique !» Mais il dit :

— Vous venez de Yenan, n'est-ce pas ? Quelle est votre impression ?

— Très forte. C'est un musée de l'invisible…

La traductrice – celle qu'employait Chou En-laï – traduit sans broncher, mais attend manifestement une explication.

— Au musée de Yenan, on attend des photos de la Longue Marche, des Lolos, des montagnes, des marécages… Pourtant, l'expédition passe au second plan. Au premier, ce sont les piques, les canons faits avec des troncs d'arbre et du fil télégraphique : le musée de la misère révolutionnaire. Lorsqu'on le quitte pour les grottes que vous avez habitées avec vos collaborateurs, on a la même impression, surtout lorsqu'on se souvient du luxe de vos adversaires. J'ai pensé à la chambre de Robespierre chez le menuisier Duplay. Mais une montagne est plus impressionnante qu'un atelier, et votre abri, au-dessus du musée actuel, fait penser aux tombeaux égyptiens…

— Mais pas les salles du parti.

— Non. D'abord, elles sont protégées par des vitres. Mais elles donnent une impression de dénuement volontaire, monastique. C'est ce dénuement qui suggère une force invisible, comme celui de nos grands cloîtres.

Nous sommes tous assis dans des fauteuils de rotin dont les bras portent de petits linges blancs. Une salle d'attente dans une gare tropicale… Dehors, à travers les stores, l'immense soleil d'août. Je distingue maintenant Mao, à contre-jour. Le même type de visage rond, lisse, jeune, que celui du maréchal. La célèbre verrue au menton, comme un signe bouddhique. Une sérénité d'autant plus inattendue qu'il passe pour violent. A côté de lui, le visage chevalin du président de la République. Derrière eux, une infirmière en blanc.

— Quand les pouvoirs sont décidés à combattre, dit-il, ils sont toujours vainqueurs des riches : voyez votre Révolution.

J'entends la phrase de toutes nos écoles de guerre : jamais des milices n'ont battu longtemps une armée régulière. Et que de jacqueries pour une révolution ! Mais peut-être veut-il dire que, dans un pays comme la Chine, où les armées ressemblaient à nos Grandes Compagnies médiévales, ce qui était assez fort pour susciter des troupes volontaires l'était aussi pour leur assurer la victoire : on se bat mieux pour survivre que pour conserver.


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