Image of L/1971.02.26 — «Le Figaro Littéraire», 26 février 1971, n° 1293, p. 29-30.  André Malraux : «Dernier entretien avec le Général – “Les Chênes qu'on abat…”». Préoriginales.

L/1971.02.26 — «Le Figaro Littéraire», 26 février 1971, n° 1293, p. 29-30. André Malraux : «Dernier entretien avec le Général – “Les Chênes qu'on abat…”». Préoriginales.

L/1971.02.26 — Le Figaro Littéraire, 26 février 1971, n° 1293, p. 29-30.

André Malraux : «Dernier entretien avec le Général – Les Chênes qu'on abat…». Préoriginales.

 

                                              «Oh ! quel farouche bruit font, dans le crépuscule,
                                               Les chênes qu'on abat pour le bûcher d'Hercule !»
                                                                                                                     Victor Hugo

                                                         

Préface

         «L'homme libre n'est point envieux;
il admet volontiers ce qui est grand,
et se réjouit que cela puisse exister. » 

                                                                                                                                 Hegel

 

Les raisons pour lesquelles je publie, aujourd'hui, ces fragments du second tome des Antimémoires seront claires pour quiconque les lira.

D'autre part, corrigeant ces épreuves, je découvre qu'elles forment un livre. La création m'a toujours intéressé plus que la perfection. D'où mon constant désaccord avec André Gide, et mon admiration, dès vingt ans, pour Braque et pour Picasso : ce livre est une interview comme La Condition humaine était un reportage…

Je découvre aussi, avec surprise, que nous ne connaissons aucun dialogue d'un homme de l'histoire avec un grand artiste : peintre, écrivain, musicien; nous ne connaissons pas mieux les dialogues de Jules II avec Michel-Ange, que leurs engueulades. Ni ceux d'Alexandre avec les philosophes, d'Auguste avec les poètes, de Timour avec Ibn Khaldoun. Nous sommes stupéfaits que Voltaire n'ait pas rapporté les siens avec Frédéric. Diderot, qui racontait génialement à Sophie Volland ses soirées au château d'Holbach, n'a pas noté ses dialogues avec la Grande Catherine. Napoléon monologue jusqu'à Sainte-Hélène, comprise. S'il reçoit Goethe à merveille, c'est pour une «audience». Victor Hugo ressuscite pour nous ses conversations avec Louis-Philippe, mais qu'importe Louis-Philippe ? Chateaubriand nous rapporte ses conversations à Prague, lorsque Charles X exilé lui pose des questions sans intérêt, et que les enfants de France lui grimpent sur les genoux : «Monsieur de Chateaubriand, racontez-nous le Saint-Sépulcre !» Que n'allait-il à Sainte-Hélène, au lieu d'aller à Prague ? Il y eût écrit son plus beau chapitre : «Devant cette masure semblable à la mienne, m'attendait un homme qui portait un grand chapeau de planteur. A peine reconnus-je Bonaparte. Nous entrâmes, nous nous égarâmes dans le destin du monde; et pendant qu'à mi-voix il parlait d'Austerlitz, les aigles de Sainte-Hélène tournoyaient dans les fenêtres ouvertes sur l'éternité…»

Même lorsque l'homme de l'histoire a des témoins, il n'a pas d'entretiens (Napoléon avec Roederer, Saint Louis avec Joinville). Car aucune sténographie ne fixe une conversation, ni même un discours improvisé. Jamais Jaurès n'a laissé publier les siens sans les avoir écrits après coup. La télévision nous montre sans équivoque (ne serait-ce que par notre étrange syntaxe parlée : «Alors, sa sœur, elle dit…») la différence entre le charabia et la parole, quand elle n'est pas la lecture d'un texte, et l'écriture. Voltaire eût recréé ses conversations avec Frédéric, Thierry d'Argenlieu n'eût pas recréé les siennes avec le général de Gaulle. Pour qu'un entretien pût exister jadis, il eût été nécessaire que le rapporteur ne fût pas tenu pour négligeable; qu'il s'agît d'un entretien, non d'une audience; que celui qui le rapportait fût capable de le recréer. Ce qui nous amène à notre siècle.

Mais ne tenons pas des boutades pour des confidences. Il serait passionnant pour nous de connaître une conversation de cette nature avec Napoléon. Parce qu'il serait passionnant de savoir ce que disait librement Napoléon. Le général Bertrand nous en donne parfois l'idée, mais Napoléon parle presque seul; et Bertrand n'était pas un écrivain. Ce que dit ici le général de Gaulle le peint; et quelquefois, dans un domaine assez secret. Mais ses paroles vont de ce à quoi il a réfléchi (l'exposé du début, comme toujours avec lui; les phrases qu'il avait dites ou écrites auparavant), à ce qu'il improvise pour y réfléchir, enfin à ce qu'il dit pour s'amuser. Il n'est pas seulement celui de l'Histoire. Mais j'ai rêvé d'un Greco, non d'une photographie. Ces pages, lorsque je les écrivais, étaient destinées à une publication posthume. Je ne souhaitais pas fixer un dialogue du général de Gaulle avec moi, mais celui d'une volonté qui tint à bout de bras la France, avec la neige sur les vastes forêts sans villages depuis les grandes invasions, dont le général s'enveloppait d'un geste las. Tout cela s'achevait par mon départ et la tombée de la nuit; le destin s'est chargé de l'épilogue.

Dix minutes après la mort, le médecin quitte la Boisserie pour aller soigner les filles d'un cheminot. Mme de Gaulle demande à l'un des menuisiers de prendre l'alliance au doigt du général; leur travail à peine terminé, les deux menuisiers sont appelés par Mme Plique, dont le mari, cultivateur, vient de mourir – aussi…

Le surlendemain, dans le jour gris des funérailles, je me hâte sous le glas de Colombey auquel répond celui de toutes les églises de France et, dans mon souvenir, toutes les cloches de la Libération. J’ai vu le tombeau ouvert, les deux énormes couronnes sur le côté : Mao Tsé-toung, Chou En-lai. A Pékin, les drapeaux sont en berne sur la Cité interdite. A Colombey, dans la petite église sans passé, il y aura la paroisse, la famille, l’Ordre : les funérailles des chevaliers.

La radio nous dit qu'à Paris, sur les Champs-Elysées qu'il descendit jadis, une multitude silencieuse commence à monter, pour porter à l'Arc de Triomphe les marguerites ruisselantes de pluie, que la France n'avait pas portées depuis la mort de Victor Hugo.

Ici, dans la foule, derrière les fusiliers marins qui présentent les armes, une paysanne en châle noir, comme celles de nos maquis de Corrèze, hurle : «Pourquoi est-ce qu'on ne me laisse pas passer ! Il a dit tout le monde ! Il a dit tout le monde.»

Je pose la main sur l'épaule du marin : «Vous devriez la laisser, ça ferait plaisir au général : elle parle comme la France.»

Il pivote sans un mot, et sans que les bras bougent, semble présenter les armes à la France misérable et fidèle, et la femme se hâte en claudiquant vers l'église, devant le grondement du char qui porte le cercueil.


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