L/1976.04.03 — Malraux chez l’ombre de Picasso. L’auteur du «Musée imaginaire» est allé en pèlerinage au château de Vauvenargues où repose Picasso. Voici en exclusivité un extrait de son livre «La Tête d’obsidienne». «Paris-Match», 9 mars 1974, p. 44-49. Préoriginale.

L/1974.03.09 — Malraux, Préoriginale de La Tête d'obsidienne, «Paris Match», 9 mars 1974.

 

Malraux chez l'ombre de Picasso

 

L'auteur du Musée imaginaire est allé en pèlerinage au château de Vauvenargues où repose Picasso. Voici en exclusivité un extrait de son livre : La Tête d'Obsidienne.

 

A droite et à gauche, les pans verticaux des montagnes de Provence. Les nuages bas cachent la Sainte-Victoire de Cézanne. Dans la vallée, au-dessous de moi, le château cubique et ses quatre tourelles plates aux pointes rognées. Vertical, séparé de tout par son piédestal rocheux, c'est un tombeau.

L'idée vint-elle de lui ? De Jacqueline, plutôt. A Kahnweiler qui lui disait : «C'est très grand…», Picasso avait répondu prophétiquement : «Je compte bien l'emplir !» Il voulait dire : de peintures. Celles de Mougins l'empliraient.

C'est un peu le mausolée du cid (mais il serait plus altier, ressemblerait davantage aux tours du palais des Papes), un peu celui de Don Quichotte. Les Français tiennent trop pour un fol, cet aîné du Fou de Lear, égal à son roi, égal à son frère Hamlet. Pendant la guerre civile, mes amis d'Espagne le citaient comme Karl Marx; c'est devant la Sagrada Familia de Barcelone (la seule église diabolique du monde) tordue par les flammes, qu'une infirmière m'a dit timidement : «Le tombeau de Don Quichotte…»

Pour moi aussi, Don Quichotte est un personnage d'enchantements et de sortilèges; sur la glaise crevassée des plateaux de Castille, il avait allongé devant l'armée d'Alexandre, sur le désert de Perse et ses grillons énormes, les ombres du bûcher qui brûlait Bucéphale.

J'ai vu la tombe de Cervantès, dans l'église d'Alcala pendant l'hiver de 1936. On réparait nos avions, et j'errais sur la grand-place que balayaient les ramages glacés de la poussière espagnole. J'entrai dans l'église incendiée. Le crucifix intact était relié à la pierre tombale par une grande flèche au charbon, que les anarchistes avaient ornée de l'inscription, à l'adresse du Christ : «Tu as de la chance. Il t'a sauvé.»

La route permet d'atteindre le château de Vauvenargues, mais on y entrait par un perron abrupt au-dessus duquel l'édifice se lève sans doute lentement et solennellement, et qui s'achève par des ferronneries d'Escurial, à l'entrée de la terrasse où est enseveli Picasso. Sur le gazon, le bronze noir de la «Figure au vase», génie gardien, étend sur les nuages de la fin de la matinée, son geste d'offrande parallèle à la terre.

Des volutes de pierre espagnoles ou mexicaines, une entrée médiévale, la cage d'un escalier confus, une salle des gardes dont on ne distingue que les galets du dallage, étroits et serrés; tout au fond, une cheminée monumentale très basse. Dans le prolongement de l'entrée, un énorme chaudron de cuivre rouge où flamboient des glaïeuls; la vie d'un brasier, au centre des murs plats qui montent vers l'ombre. Plus loin, quelques vraies flammes dans la cheminée au-dessus des bûches rouges, glaïeuls allumés. Des deux côtés, des lévriers de plomb, trouvés chez quelque antiquaire, grandeur nature, assis.

— Ça vous paraît bien ? demande-t-elle.

— Extraordinaire.


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