«Inédit. La Vénus des Folies-Bergères et celle du Titien. I. La “peinture officielle”», Le Figaro [Paris], n° 8902, 28-29 avril 1973, p. 13-14, (Le Figaro littéraire, n° 1406, 28 avril 1973, p. I-II). Prépublication de pages de L'Intemporel.
André Malraux
La Vénus des Folies-Bergère et celle de Titien
I. La «Peinture officielle»
Introduction d’André Malraux
On dit que, depuis quelques années, la peinture officielle du XIXe siècle (les tableaux des peintres que les Indépendants appelaient «les Pompiers» par allusion aux casques de leurs personnages – qui, dans la seconde moitié du siècle, devaient d'ailleurs les perdre) devient à la mode. Hausse de ces tableaux, sensibilité aux décors du siècle, menues expositions, et, depuis le 9 mars, la vaste exposition de François Mathey : Equivoques, au musée des Arts décoratifs du Louvre.
Certes, les trottins de Boutet, les petites livreuses de cartons à chapeau au nez retroussé, en cessant d'appartenir à ce que Huysmans nommait la vie contemporaine, pour entrer dans le passé, trouvent la poésie (au moins celle du pittoresque) qu'apportent les mondes disparus. Mais les articles suscités par l'exposition montrent que l'intérêt porté à la peinture officielle ne se limite pas aux scènes de genre, et qu'ils se mêle confusément à une mise en question de l'impressionnisme.
Or ce n'est pas l'impressionnisme qui s'oppose à la peinture officielle : c'est «la peinture moderne». La puissance et la gloire des Pompiers, fiers de leurs sujets, sont contemporaines de la naissance de la peinture dont le sujet ne compte pas. En 1863, les chroniqueurs éblouis par la Vénus de Cabanel qualifient l'Olympia de Vénus au chat.
J'avais tenté, en 1958, l'analyse de ce conflit considérable, dans le second volume de la Métamorphose des Dieux, dont la publication fut différée par ma collaboration au gouvernement du général de Gaulle, et qui paraîtra l'année prochaine. Le Littéraire veut bien s'intéresser au chapitre que j'écrivis alors ; mais celui-ci serait inintelligible sans la traduction de quelques formules et le rappel de quelques idées.
L'un des thèmes de mon livre était : jusqu'à la naissance de l'art moderne, symbolisée par Olympia, l'art avait créé ses images afin d'accorder leurs modèles réels ou imaginaires aux valeurs suprêmes de la civilisation dans laquelle elles naissaient. L'effigie égyptienne n'était pas un portrait, mais un Double – un portrait accordé non au temps des hommes, mais à celui des dieux : à l'éternité. A partir de la Renaissance, l'opération créatrice devenait plus complexe, car un portrait de Léonard ou de Rembrandt n'est pas accordé au Surmonde chrétien, comme l'avait été une statue de cathédrale ; il me semblait pourtant accordé à un Surmonde que j'appelais l'Irréel, parent de celui de l'Antiquité lorsqu'elle croyait moins à ses dieux qu'à son idéalisation. La Joconde n'était pas moins un Double que les effigies de la reine Nefertiti.
Et le conflit entre le monde dérisoire mais puissant de la peinture officielle (il régnait sur l'Occident, sur la Russie) et le monde insulté des Indépendants, qui allait conquérir la terre, n'était nullement un conflit d'écoles, mais bien le conflit entre l'art des Doubles, qui durait sous des formes successives depuis des millénaires, et un art sans Doubles. Entre les figures dont la comédie succédait aux figures de l'Eternité ou de l'Immortalité, et celles qui découvraient dans une conception sans précédent de l'art, l'immortalité de la peinture. Entre les Surmondes sacrés, divins ou irréels, et le Surmonde du Musée Imaginaire – qui est encore le nôtre.
L'art moderne ne pouvait pas succéder à l'art officiel, il ne pouvait que le détruire.
Ce qui suit tentait de montrer comment.
I. La «Peinture officielle»
Le conflit ouvert par l'oeuvre qui annonce la mort du génie de l'Irréel a pour véritable enjeu la succession de l'imaginaire pictural où les officiels ne voient plus que fiction, où les indépendants ne voient plus que peinture : pour enjeu apparent, le moyen traditionnel de la fiction, l'illusionnisme. Depuis le XVIe siècle, l'Europe n'avait pas connu un chef-d'œuvre que celui-ci ne régît plus ou moins ; elle se demande encore pourquoi après Olympia, elle n'en a plus connu un seul qui ne le rejetât.
Le prestige de l'illusionnisme est alors d'autant plus grand que son histoire se confond avec celle de la peinture. Il a grandi avec la civilisation ; tous les arts qui l'ignorent sont barbares, et tous les arts barbares l'ont ignoré. Le musée l'affirme. Nul ne pense que l'intention principale de Raphaël, même dans ses portraits, ait été de coïncider avec l'apparence ; ni celle de Rembrandt ; mais depuis des siècles, ni les peintres ni les amateurs ne conçoivent d'autre moyen d'expression picturale que l'illusionnisme. Et si le public croit Olympia réaliste, c'est qu'il confond l'art de Manet avec un illusionnisme maladroit. Mais pour Cézanne, pour Renoir – demain pour Van Gogh et pour Seurat – Manet rejette à la fois le sujet, l'ombre, l'irréel et l'illusionnisme. Et peint ainsi le premier tableau qui ne soit manifestement qu'un tableau.
Nous ne prenons pas conscience sans quelque attention de ce qu'aucun art, avant l'art moderne, n'avait connu de création semblable. Présent ou absent, le crucifix avait ordonné son peuple de Jugement et de communion, et l'insaisissable dieu de l'Irréel, ordonné son peuple d'élus. La création des doubles n'avait imposé aucune contrainte aux maîtres : ils y avaient reconnu la fonction même de la peinture, comme ils avaient reconnu dans la représentation des dieux la fonction de la sculpture. De même que Phidias avait sculpté l'âme d'Athènes pour l'immortalité, l'art de l'Irréel, depuis le Giorgione jusqu'à Goya, avait créé pour l'immortalité ses fictions et ses personnages : ses Vénus, son Penseur, sa Kermesse, son Embarquement pour Cythère et son Saturne – sa Joconde, son Charles-Quint et sa Berthsabée… Dans La Joconde, on n'admirait ni Mona Lisa ni une expression de Léonard, ni une harmonie de couleurs : mais Mona Lisa devenue Joconde, délivrée d'elle-même par le génie de Léonard. En passant du service des dieux à celui des hommes, l'art n'avait pas découvert la réalité, mais des moyens de faire accéder ses personnages à l'Irréel, comme l'hiératisme avait découvert ceux par lesquels le sculpteur égyptien tentait de faire accéder les siens à l'éternel. La peinture, par le modelé ou la saillie, par l'espace, par l'ombre, la perspective, l'horizon, la lumière, avait inventé un illusionnisme lié à la culture européenne ; les peintres extrême-orientaux le ressentent aussi faiblement que nous ressentons celui des lavis chinois. Et toujours la réalité des grands artistes avait été un moyen et une dépendance de leur création ; non l'expression de ce qui les soumettait à l'apparence, mais précisément l'expression de ce qui les en délivrait. En Europe, comme en Asie, les formes illusionnistes échappent au trompe-l'œil par leur lien avec les valeurs ordonnatrices qui les légitiment et les métamorphosent ; et c'était avec une séculaire fiction du monde que rompait la peinture, lorsqu'elle croyait rompre avec l'illusion.
Les valeurs qu'avaient exprimées les grands styles, celle qu'avait exprimée l'art de l'Irréel, n'appartenaient pas en propre aux artistes. Elles ne gouvernaient pas seulement leur art, mais aussi le monde que la civilisation dans laquelle ils vivaient opposait à l'apparence – qu'il fût celui du sacré, de la foi ou de l'imaginaire. Or, lorsque l'apparence devient le réel, la foi et l'imaginaire subissent la transformation la plus profonde qu'ils aient connue depuis l'époque où l'Irréel devint le rival du sacré.