«La Quinzaine littéraire», 1er – 31 août 2001, n° 813, p. 17-18. Jean-Louis Jeannelle : «Ecriture d'outre-tombe : Lazare mémorialiste»

La Quinzaine littéraire, 1er au 31 août 2001, n° 813, p. 17-18.

 

Jean-Louis Jeannelle

Ecriture d'outre-tombe : Lazare mémorialiste

 

Chateaubriand parle dans «La Préface testamentaire» des Mémoires d'outre-tombe de «cette voix lointaine qui sort de la tombe, et que l'on entend dans tout le cours du récit» : tout mémorialiste écrit ainsi comme au soir de sa vie, sous l'ombre de la mort, et c'est l'aura que lui confère cette proximité avec la mort qui donne à son texte un prestige particulier.

 

 Car si chacun est libre d'entreprendre à tout âge son autobiographie, le genre des mémoires historiques, si difficile qu'il soit à délimiter clairement, se distingue des autres formes d'écriture de soi par la hauteur de vue qu'y atteint un individu qui entreprend le bilan d'une vie et qui mêle, au récit de son existence personnelle, la peinture d'une époque. Dans la péroraison des Mémoires de guerre, le général de Gaulle offre un exemple de l'attitude de sérénité dont témoigne généralement celui qui adopte la «posture mémorialiste»; la France s'étant à nouveau livrée aux contingences de la vie politicienne après l'épopée de la Libération, le général, tel Cincinnatus, s'est retiré des affaires. Il écrit : «A mesure que l'âge m'envahit, la nature me devient plus proche. Chaque année, en quatre saisons qui sont autant de leçons, sa sagesse vient me consoler». Il se met en scène, «vieil homme, recru d'épreuves, détaché des entreprises, sentant venir le froid éternel, mais jamais las de guetter dans l'ombre la lueur de l'espérance». Or ce dernier tome des Mémoires de guerre parut en 1960, alors qu'entre-temps les circonstances avaient déjà répondu aux espoirs du général qui, grâce à cette mise en scène finale, apparaissait avoir prévu et maîtrisé les événements qui le ramèneraient au pouvoir.

La posture est donc payante, et l'on voit que cette résonance particulière due à la fiction d'une parole proférée au seuil de la tombe assure au discours mémorialiste, n'est aucunement incompatible avec des préoccupations plus concrètes ! En effet, quel écrivain, sinon par l'artifice d'une clause éditoriale semblable à celle que Chateaubriand avait mise en place, a véritablement pu s'adresser à nous d'«outre-tombe», nous a parlé par-delà de la mort et a fait entendre dans sa voix la gravité et la profondeur qu'a dû avoir, pour ses proches, la voix de Lazare sorti du tombeau ? C'est peut-être Malraux qui, dans le texte qui clôt Le Miroir des limbes et qui s'intitule précisément Lazare, se tient au plus près du mystère de la mort et semble aller le plus loin dans le détachement.

Hospitalisé après de graves malaises en 1972, le vieil écrivain prend des notes sur son séjour à la Salpêtrière. A la suite de cette expérience, il publie en octobre 1974 l'œuvre fascinante qu'est Lazare. Malraux abandonne à cette occasion le terme d'Antimémoires utilisé jusque-là pour désigner l'ensemble de ses mémoires, qu'il intitule alors : Le Miroir des limbes. S'il avait juste auparavant annoncé comme titre d'ensemble Le Temps des limbes, c'est avec Lazare qu'il donne à son entreprise sa véritable portée. Il en fait le reflet d'une connaissance puisée aux sources mêmes du fleuve d'oubli et d'effacement dans lequel plonge tout agonisant. Ses mémoires résonnent désormais des accents d'une parole venue d'outre-tombe, et cela avec une force bien plus grande que n'aurait été en mesure de le faire le dispositif de publication posthume qui avait été prévu jusqu'alors, et dont l'écrivain signale l'abandon en 1975.

En effet, à la Salpêtrière, Malraux fait l'expérience d'un étrange état de détachement : au regard de la mort, toutes les fixations imaginaires qui gouvernent la représentation de soi sont mises à distance. Le récit se présente comme un long journal d'hospitalisation où Malraux a consigné, en une sorte d'auto-inventaire désordonné, les multiples formes qu'a prises la mort dans sa vie et dans son œuvre. Chacune des scènes, des évocations, des remémorations éclaire, d'une sombre lumière, un nouvel aspect du mystère de la mort, que Malraux prend soin de distinguer du simple trépas. C'est qu'en effet, la maladie – comme le suicide, la torture, l'accident ou toute autre manifestation de la mort – s'adresse à l'homme fondamental en chacun de nous; elle met en évidence l'aspect illusoire de l'individu tel que nous avons l'habitude de nous le représenter : «Moi. Inexplicablement, ce personnage, qui parfois m'obsède, ne m'intéresse pas ici». Bien sûr, sous l'action de la fièvre, le passé revient en un flux d'images obsédantes et l'enfance elle-même, phénomène rare chez Malraux, fait brusquement retour. Pourtant, l'écrivain ne cherche aucunement dans ce passé individuel les clés dont la psychanalyse nous a habitués à faire grand cas : «L'ultime conscience n'a rien de commun avec le souvenir de nos actes ni la découverte de nos secrets. On n'est pas son histoire pour soi-même». Face à la mort, «le misérable petit tas de secrets» n'impose pas longtemps sa signification dérisoire, et au «que suis-je ?», Malraux oppose : «Que signifie la vie est la plus tenace interrogation.» Une réponse lui est apportée au cours d'une nuit où, n'ayant plus de repère dans sa chambre d'hôpital, il perd connaissance. Il découvre alors sous la croûte du moi individuel le «je-sans-moi» qui survit à la perte d'identité : le profond effort de toute vie en lutte contre la mort. Le détachement qui résulte d'une telle prise de conscience conduit Malraux à écrire, au sujet d'une étude qui lui est consacrée : «Des images ne composent pas une biographie, des événements non plus. C'est l'illusion narrative, le travail biographique, qui créent la biographie». Avec la biographie, c'est aussi le genre mémoriel lui-même qui est renversé : les Mémoires ne sont plus la construction de sa propre figure, mais la quête d'une humanité fondamentale, dont la proximité avec la mort apporte la révélation.


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