«L'Aurore», 23 novembre 1976, n° 10016, p. 7. – Pierre Dumas (enquête de Sophie Huet) : «Ultime combat d'André Malraux – Heures tragiques à l'hôpital de Créteil Hier soir, les médecins ne lui assuraient plus qu'une fin “paisible, sereine et digne”.»

L'Aurore, 23 novembre 1976, n° 10016, p. 7.

 

Pierre Dumas (enquête de Sophie Huet)

Ultime combat d'André Malraux – Heures tragiques à l'hôpital de Créteil

Hier soir, les médecins ne lui assuraient plus qu'une fin «paisible, sereine et digne»

 

Douze jours aux confins de la mort. C'était en octobre 1972 et pendant ces douze jours, après une attaque fulgurante, menacé de sclérose des nerfs et de paralysie, André Malraux avait vécu l'ultime face à face autant en témoin qu'en acteur.

Face à la noirceur, il avait de toute sa lucidité et de toute son intelligence tenté d'esquisser les contours et d'en percer les mystères. Mais il avait surtout braqué sur lui-même, dans un minutieux effort d'introspection, toute la puissance de son esprit d'analyse. Son «Lazare» sorti des presses deux ans plus tard, c'était bien ce Malraux de l'automne 1972, un homme étonné revenant d'un voyage dont on ne revient pas. C'était un témoignage intime et pourtant universel.

Quatre ans après, hier, les médecins n'étaient plus mobilisés que pour assurer, à force de science une fin «paisible, sereine et digne» à l'écrivain. Mardi dernier, à la suite d'une pneumonie aiguë, André Malraux avait été conduit au premier étage de l'hôpital Henri Mondor de Créteil, dans les services de réanimation du professeur Maurice Rapin. Et aussitôt il avait été placé dans une chambre stérile, entouré d'appareils enregistreurs. C'est là qu'il fut frappé d'une embolie.

Dimanche, le professeur Rapin lâchait son diagnostic : «Il n'existe pratiquement plus d'espoir de le sauver». Hier matin un bulletin médical, publié par les services de l'hôpital gommait les derniers espoirs : «La mort peut survenir dans les jours ou même dans les heures qui viennent».

Dans le hall d'entrée de l'hôpital, immense bâtisse ultra-moderne entre la cafétéria, le fleuriste et la boutique librairie-cadeaux, la foule des amis s'est seulement faite dans l'après-midi plus silencieuse. Et plus fantomatiques encore les silhouettes des blouses blanches montant par l'escalier couvert de lino bleu vers la chambre du premier…

Derrière cette porte sans numéro, gardée par un policier en tenue, cinq ou six infirmiers ont encore, tout l'après-midi d'hier guetté les graphiques des appareils enregistreurs, surveillé les soupçons de vie soulevant encore le corps d'André Malraux.

Dès hier matin, l'écrivain ne respirait plus que grâce à un appareil d'acier et de plastique. Son inconscience avait pour le profane toutes les apparences du coma, de celui que la science médicale peut prolonger quelques heures, quelques jours, ou interrompre. Le Malraux de 1972, d'une prodigieuse lucidité devant les portes de la mort entrouvertes n'était plus hier qu'un mort vivant.

 

Chats

Depuis le début de l'hospitalisation, une femme aura veillé sans cesse au chevet d'André Malraux, Sophie de Vilmorin, la nièce de Louise de Vilmorin, qui fut jusqu'à sa mort en 1969 la compagne de l'écrivain. Depuis la disparition de sa tante, Sophie de Vilmorin a repris en main la gestion du château de Verrières-le-Buisson que Malraux habitait avec ses livres, ses collections et ses chats.

Hier encore, elle a poursuivi sa tâche d'intendante, refusant toute visite dans la chambre du moribond. Toutes sauf une, celle de Ludmilla Tchérina, une amie de longue date.

En début d'après-midi, hier, au sortir du service de réanimation de l'hôpital Mondor de Créteil, la danseuse étoile, en pleurs n'a eu qu'une phrase.

«C'est la fin.»

Est-il inscrit quelque part que le destin prodigieux de Malraux, l'aventurier, le soldat, l'écrivain, le philosophe et le ministre devait s'arrêter dans cette chambre sans numéro de l'hôpital de Créteil ? Deux jours après son hospitalisation dans ces mêmes services du professeur Rapin, alors qu'il ne souffrait encore que d'une pneumonie, les médecins avaient encore pu dire que Malraux était sorti de ce mauvais pas. Même sur son organisme usé par soixante-quinze ans de tumulte, les antibiotiques avaient agi.

 

Guerre

Et ses amis, une nouvelle fois rassurés avaient encore haussé les épaules. Malraux est passé trop souvent près de la mort. En Espagne pendant la guerre civile ou en France pendant la Résistance, pour qu'il puisse ainsi, trébucher. Peut-être ces amis-là ne soupçonnaient pas à quel point Malraux, dans son château-retraite de Verrières-le-Buisson avait depuis longtemps appris à vivre dans l'intimité des fantômes de tous ceux à qui il avait survécu, de son père, suicidé, de sa compagne Josette Clotis, morte par accident ainsi que ses fils, de son frère, mort en déportation, et de sa compagne des temps de méditation, Louise de Vilmorin, disparue elle aussi.


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