Image of «Le Figaro Littéraire», 16 juin 1973, n° 1413, p. 15 et 20. Fondation Maeght : «Pour André Malraux le musée imaginaire devient réalité.» – Interview d’Aimé Maeght, de Jean-Louis Prat et de Nicole Worms de Romilly, recueillie par Frédéric Mégret .»

«Le Figaro Littéraire», 16 juin 1973, n° 1413, p. 15 et 20. Fondation Maeght : «Pour André Malraux le musée imaginaire devient réalité.» – Interview d’Aimé Maeght, de Jean-Louis Prat et de Nicole Worms de Romilly, recueillie par Frédéric Mégret .»

Interview recueillie par Frédéric Mégret

 

Frédéric Mégret — Quelle est la genèse de cette exposition Malraux ?

Aimé Maeght — Elle est double en vérité. D'abord cette évidence : c'est vraiment grâce à son aide morale et à sa persévérance et à la confiance qu'André Malraux a mise en moi que la fondation Maeght existe à Saint-Paul-de-Vence. Nous avons été contraints de nous battre avec l'administration, et si Malraux n'avait pas été ministre des Affaires culturelles, la fondation n'existerait pas.

Frédéric Mégret — Ladite fondation aura bientôt dix ans de vie, si je ne m'abuse. C'est gagné apparemment.

Aimé Maeght — Revenons justement à la genèse de l'exposition. Nous avons pris l'habitude, à la fondation, de rendre hommage à un écrivain qui a eu des rapports très intimes avec l'art, soit qu'il l'ait influencé, soit qu'il s'en soit trouvé influencé. Nous l'avons d'abord fait avec Reverdy. C'était un de nos amis. Nous avons édité ses derniers livres. Il a été aussi l'ami de Picasso et de Braque. Puis nous l'avons fait avec René Char. Ce ne sont pas tant des hommages qu'une manière de montrer le cheminement entre l'art et la poésie écrite.

Frédéric Mégret — Vous aurez vite fait le tour des immortels dignes de la fondation.

Aimé Maeght — Bien sûr. En réfléchissant comme ça, j'avais mis cinq ou six noms dans ma tête. J'avais pensé à Blaise Cendrars, à Apollinaire. Eh oui, la fondation va bientôt avoir dix ans, et j'ai eu cette idée : célébrer l'anniversaire esthétique d'un homme d'action. C'est parti de là.

Frédéric Mégret — Comment avez-vous abordé le problème avec lui ?

Aimé Maeght — Un jour Malraux est venu dîner avec nous, après un vernissage. Je l'ai pris dans un coin et je lui ai dit mon idée et l'envie que j'avais de la réaliser. Comment il a pris la chose ? Il a commencé par dire non : il n'était pas encore au Panthéon. Je lui ai dit : mais non, nous avons déjà fait René Char. Je lui ai expliqué mon idée. Il m'a dit : en principe, c'est oui, téléphonez-moi dans quelques jours. Et dès ce moment-là, c'est Mme de Romilly et Jean-Louis Prat qui ont pris la relève. Et qui ont travaillé. Moi, je n'ai fait que les écouter. C'était en juillet de l'année dernière. Malraux ne nous a confirmé son accord qu'à la rentrée. Dans les quelques rendez-vous que nous avons eus avec lui, il n'était pas facile de déceler ce qui pouvait être la part de la satisfaction personnelle et la part du désir de s'exprimer par un moyen nouveau.

Frédéric Mégret — Quel plan de travail aviez-vous pour venir à bout du problème ?

Mme de Romilly — Retracer sa vie littéraire en même temps que sa vie d'homme d'action et trouver en même temps ce qu'était son contact avec l'art.

Frédéric Mégret — Vous avez dû replonger dans toute sa littérature ?

Mme de Romilly — Sa littérature, sa pensée et aussi ce qu'il nous a dit.

Jean-Louis Prat — Il y a eu des impossibilités. On ne pouvait pas obtenir, par exemple, certaines statues de Chine ou du Cambodge. Il fallait résoudre le problème par des emprunts en Europe. On ne pouvait obtenir de peinture italienne parce qu'elle est sur bois. Donc il fallait aussi l'éliminer.

Frédéric Mégret — Etiez-vous assurés de suivre le goût de Malraux en choisissant telle ou telle œuvre ?

Jean-Louis Prat — On lui a soumis nos choix. Il a dit qu'il nous laissait totalement libres du choix des œuvres. Il a quand même demandé certaines pièces très précises qui se trouvent dans tel ou tel musée.

Frédéric Mégret — Vous avez dû relire toute son œuvre, j'y reviens, pour en tirer toutes les conséquences esthétiques.

Jean-Louis Prat — Bien sûr. N'oubliez pas aussi qu'on était lié par le parcours de la fondation, avec l'obligation d'assigner un thème à chaque salle, un thème bien précis de Malraux.

Frédéric Mégret — Entrons dans le particulier. Vous avez dû penser à des pièces qui étaient récupérables, transportables ou pas.

Jean-Louis Prat — On a désiré des pièces qui n'étaient pas transportables et qui vont cependant venir.

Aimé Maeght — Et puis il y a eu des miracles. Comme avec le musée d'Alep. Les trois pièces que nous attendons sont les chefs-d'œuvre de cette civilisation de la Méditerranée orientale. C'est la première fois qu'elles vont sortir de leur pays.

Jean-Louis Prat — Quand nous avons fait part à André Parrot des pièces à demander à Alep, il a répondu : vous ne les aurez jamais.

Aimé Maeght — Nous allons recevoir de Téhéran, par exemple, une sculpture grecque qui a été prise par les Perses quand ils sont allés envahir la Grèce et qu'ils ont ramenée chez eux. C'est un fragment de la statuaire grecque que les Grecs n'ont plus, et c'est la première fois qu'il sortira du musée.

Frédéric Mégret — Quels ont été les autres grands prêteurs ? Vous m'avez dit que Le Caire allait prêter le scribe accroupi.

Jean-Louis Prat — On a encore télégraphié ce matin pour savoir si oui ou non nous l'aurions.

Aimé Maeght — Vous oubliez le musée de Damas qui nous prête les trois pièces les plus importantes des fouilles de Mari, les plus complémentaires. Vous connaissez L'Intendant du Louvre ? Eh bien, les Syriens nous prêtent La Déesse au vase jaillissant, Le Prince Ishtup-Ilum et La Grande Chanteuse, les trois pièces les plus importantes qui aient été découvertes à Mari par Parrot. Elles doivent être ensuite présentées à Paris avec L'Intendant.

Frédéric Mégret — Et de Grèce ?

Jean-Louis Prat — De Grèce, on n'a rien demandé. Pas plus que d'Espagne. Pour des raisons politiques. Malraux ne le souhaitait pas. On ne pouvait même pas demander à des collectionneurs privés. Ç'eût été tromper Malraux.

Frédéric Mégret — Les Etats-Unis ?

Jean-Louis Prat — Le musée d'art moderne de New York nous prête Le Charnier de Picasso, le tableau politique le plus important après Guernica.

Frédéric Mégret — Pour l'Océanie et l'Afrique, à qui vous êtes-vous adressés ?

Jean-Louis Prat — Aux musées de l'Homme et aux collections personnelles de Malraux. C'est d'une telle fragilité qu'il n'est pas raisonnable de faire voyager ces pièces.

Frédéric Mégret — Et sur le plan gothique-roman, pour le monde occidental ?

Mme de Romilly — Pour ce qui est du Moyen-Age : Strasbourg, Beauvais et le dépôt des vitraux d'Etat. On a un fragment de la Sainte-Chapelle qu'on vient de découvrir.

Frédéric Mégret — Arrivons-en aux tableaux. Les avez-vous tous soumis à Malraux ?

Jean-Louis Prat — A peu près toutes les grandes choses, on les lui a montrées. Mais tout ne lui a pas été soumis. Il est certain, par exemple, qu'on n'avait pas besoin de le lui soumettre pour savoir que tel Van Gogh lui conviendrait.

Frédéric Mégret — Au fond, c'est la fondation qui va devenir «musée imaginaire» ?

Aimé Maeght — Je ne voudrais pas qu'on utilise le terme musée imaginaire. Il y a des choses que je n'aime pas dans cette formule de «musée imaginaire». Ainsi Malraux pense qu'on devrait reproduire les tableaux. Une large diffusion, tandis que l'original demeurerait dans le musée. Notre exposition, ce n'est pas «un musée imaginaire» mais un rassemblement d'œuvres autour de la pensée de Malraux, de sa méditation. D'œuvres rares. Jean-Louis Prat est allé chez le baron Thyssen, qui ne prête jamais rien de sa fabuleuse collection. Et vous avez pu lui en arracher, hein ? On peut le dire ?

Jean-Louis Prat — On peut le dire puisqu'il nous les prête.

Aimé Maeght — Un Titien extraordinaire, de la fin. Un Greco, un des plus beaux qui existent au monde. Un Tintoret et un Rubens. Qui ne sont jamais sortis de Lugano. Des tableaux du plus haut niveau.

Jean-Louis Prat — Malraux voulait le Greco. On a demandé au Metropolitan. Impossible. On a cherché partout. On a téléphoné en Angleterre, on a demandé en Suisse, on a sollicité les grandes collections. Non, non. Le Louvre n'a pas voulu. Le Louvre n'avait d'ailleurs pas le Greco que Malraux souhaitait. Parce qu'il s'agissait de trouver des œuvres qui correspondaient à l'idée de Malraux, par rapport au peintre ou par rapport à l'œuvre en question. On ne pouvait pas prendre un Greco de jeunesse, pas plus qu'un Goya de jeunesse.

Frédéric Mégret — Vous estimez à combien, à peu près, le résultat de votre collecte royale ?

Jean-Louis Prat — Il va y avoir plus de huit cents numéros. Ça a changé d'ailleurs depuis toute à l'heure…

Aimé Maeght — Chaque fois que je les visite, on m'en signale cinquante de plus.

Frédéric Mégret — Comment avez-vous réparti peinture, sculpture ?

Jean-Louis Prat — On a fait pratiquement deux chapitres : avant Manet et après Manet. Les proportions ? Disons qu'il y aura vingt-cinq tableaux très importants de l'art contemporain et vingt-cinq œuvres dans la partie musée antérieurs à Manet.

Mme de Romilly — Il faut dire malgré notre amour des arts modernes, des arts d'Orient, des arts ressuscités comme celui d'Océanie, on aime quand même avec Malraux, tous ceux de la civilisation gréco-latine. Fragonard et Chardin, par exemple. Il y a une phrase de Malraux qui dit à peu près : tout artiste de notre temps a aimé à la fois Poussin et les arts africains. Les emprunts pour l'Orient sont si abondants, si fabuleux qu'ils nous ont empêchés de mettre l'Orient tout à fait là où l'aurait voulu la chronologie de Malraux, car il a découvert l'Orient très tôt.


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