«Les Nouvelles Littéraires», 12 décembre 1968, n° 2151, p. 1 et 8. Jean Daleveze : «Face à la réforme Malraux, les élèves architectes parlent.»

Les Nouvelles Littéraires, 12 décembre 1968, n° 2151, p. 1 et 8.

 Jean Daleveze

Face à la réforme Malraux, les élèves architectes parlent.

Au cours du Conseil des ministres du 4 décembre, André Malraux faisait connaître les premières grandes lignes de la réforme de l'enseignement de l'architecture, qui doit entraîner, ultérieurement, celle de la profession d'architecte. L'Ecole nationale des beaux-arts est supprimée. L'architecture sera enseignée dans des unités pédagogiques autonomes, cinq à Paris, treize en province, dont chacune, partant d'un tronc commun, affirmera une vocation particulière. Celle-ci mettra l'accent sur l'étude de l'urbanisme, celle-là sur les recherches sociologiques, telle autre sur la création architecturale, sur les techniques de construction, etc. Le prix de Rome d'architecture, qui n'est plus reconnu par l'Etat, sera remplacé par une bourse de voyages dans les pays du monde les plus développés.

Qu'en pensent les élèves architectes ? Depuis longtemps déjà, et dans leur grande majorité, ils s'élevaient contre l'enseignement dispensé par l'Ecole des beaux-arts. On le vit bien au mois de mai dernier. Ce sont eux, évidemment, qui se trouvent intéressés au premier chef par cette réforme. Nous avons tenté de savoir comment ils l'accueillaient.

Il est trop tôt, encore, pour porter des jugements motivés, formuler des critiques, affirmer un accord, puisque le contenu de l'enseignement que donneront ces nouvelles unités pédagogiques n'est même pas encore connu : tous les futurs architectes que j'ai interrogés insistent bien sur ce point. Tout de même, les décisions prises par André Malraux, approuvées par le Conseil des ministres, sont fort importantes, puisqu'elles jettent bas les structures de l'ancienne école, indiquent ce que seront les nouvelles. Elles peuvent, dès à présent, susciter des espoirs ou des craintes. Lesquels ?

 

Jean-Philippe Santucci vient de quitter l'école et poursuit ses études à l'Institut d'urbanisme :

«Tout n'était pas mauvais dans l'enseignement de l'Ecole des beaux-arts. Il y avait même, depuis quelque temps, des parties très modernes. D'autres, bien sûr, qui ne l'étaient pas. Si ce que l'on met à la place est meilleur, je serai pour, et je serai contre dans le cas contraire. A l'heure actuelle, on ne peut pas émettre des appréciations, mais des vues fractionnelles des problèmes. D'autre part, il sera difficile d'instaurer dans chacune de ces unités indépendantes un enseignement complet de l'architecture. Tôt ou tard elle se spécialiseront. Les diplômes délivrés seront des diplômes de spécialistes, en urbanisme, en technique, en sociologie, par exemple. Les gros clients, ceux qui sont capables de commander de vastes programmes, s'adresseront à tel architecte parce qu'il possédera tel diplôme et pas à un autre. On ira vers une discrimination.

«Nous pouvons nous demander, aussi, si nous n'allons pas vers la suppression de l'architecture au sens noble du terme. L'enseignement risque surtout de ne retenir que des techniques capables d'assurer la rentabilité d'une production industrialisée réclamant de gros capitaux. Comment concilier l'intérêt financier et la nécessité des recherches architecturales servant les besoins des usagers ?

«Dans le Marché commun, et cela c'est très important, seule notre industrie lourde est compétitive. On met au point des solutions pour le bâtiment. Ce qui veut dire qu'on fabriquera des techniciens qui se contenteront de trouver et de parfaire des solutions assurant un profit rationalisé.

«Le pays aura plus besoin de metteurs au point que de véritables architectes. Ne met-on pas en place un système d'enseignement qui prévoit des portes de sortie à différents niveaux des études ? Ce qui est envisager que certains en sortiront avec de petits diplômes de techniciens…»

 

Ces réactions, je les ai rencontrées, exprimées parfois différemment, chez presque tous les futurs architectes que j'ai interrogés, ainsi chez Jean-Claude Marolle :

«Dans l'enseignement, ce qui compte, ce sont les faits précis, les rapports entre les enseignés et les enseignants. Les idées générales ont peu de valeur. Tout de même, on peut avoir peur de l'éclatement de l'enseignement. Ce qui est important, c'est la formation générale. La spécialisation est dangereuse. On arrivera à ce que l'on voit en médecine, où il n'y a plus de généralistes, mais des spécialistes. Il faut un enseignement total. Il ne faut pas un homme qui fasse des façades et un autre de l'urbanisme. Quant au remplacement du prix de Rome par une bourse de voyages dans le monde entier, cela m'enchante. Le séjour à la villa Médicis, c'était une solution de facilité.»

 

Pour Marc-André Braillard, ce qui lui paraît de la première importance, c'est la réforme de la profession d'architecte :

«Il est capital de savoir ce qui va se passer lorsque nous serons lâchés dans la vie. Quel moyen de défense aurons-nous contre les pressions, notamment économiques, qui empêchent de faire de la véritable architecture ? En ce qui concerne précisément l'enseignement, je préfère de beaucoup l'école unique. Il est à craindre que les diplômes décernés par chacune des unités pédagogiques ne prennent des valeurs différentes. Alors on verra les étudiants se précipiter dans telle unité plutôt que dans telle autre. Quant au problème : ingénieur ou architecte, si la collaboration avec l'ingénieur est nécessaire, il est non moins certain que l'architecte est indispensable. Il faut d'ailleurs en former plus qu'avant. On n'avait compris ni le besoin du pays en architectes, ni les besoins des architectes.

«Mais cet enseignement qui était dispensé par des patrons, tous architectes en place et que l'on ne voyait qu'une fois tous les trois mois, est à condamner.»


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