L'apparente hétérogénéité que l'œuvre de Malraux tient de la diversité des genres littéraires qui la composent est la principale difficulté à surmonter dans toute tentative d'interprétation visant à révéler son unité profonde. Se peut-il que, du premier roman d'un jeune aventurier de retour d'Asie aux textes sur l'art d'un ancien ministre de la culture, il y ait une donnée permanente survivant à toutes les métamorphoses d'une inspiration créatrice aussi diverse ? Cette étude se propose de mettre en évidence une telle donnée permanente. L'intérêt de Malraux pour les mythes religieux et historiques n'étant plus à démontrer, c'est ce domaine d'inspiration qui a orienté notre choix d'étudier les transpositions littéraires et artistiques que Malraux fait de deux figures marquantes de l'antiquité grecque : Athéna et Alexandre. Leur association dans l'imaginaire malrucien n'est nullement fortuite et reflète la tradition ancestrale de la filiation sacrée d'Alexandre soigneusement entretenue de son vivant même. C'est ainsi que les Grecs ont haussé le jeune roi au rang de treizième divinité de l'Olympe, faisant de lui l'égal d'Athéna. Suprême honneur qu'une telle déification pour un peuple révérant la déesse protectrice d'Athènes comme la forme superlative d'une double vocation guerrière et créatrice. Fondés sur des figures exemplaires de l'héroïsme, le mythe d'Athéna et la légende d'Alexandre ont ainsi subi un certain amalgame dans la mémoire collective de la Grèce antique, d'autant plus que dès les premiers temps de la conquête alexandrine on faisait frapper des monnaies à l'effigie du jeune roi sous les traits caractéristiques de la déesse. Elle est traditionnellement dotée d'attributs guerriers masculins, lance et bouclier, et porte sur son casque la chouette d'Athènes représentant la sagesse. L'extrême jeunesse d'Alexandre par rapport à l'étendue de sa gloire, sa force surhumaine et les présages qui accompagnaient sa destinée d'homme-dieu, ont contribué à cette assimilation avec la déesse dans la tradition des représentations que l'on a conservées de lui. C'est dans cette même lignée que s'inscrit Rembrandt avec son tableau intitulé Pallas Athénée (Bellone) ou Alexandre le Grand, dans lequel l'identité du personnage représenté n'est pas fermement établie. Il s'agit du portrait d'un jeune guerrier, buste de profil et beau visage tourné vers le spectateur, le bouclier à demi levé marquant la limite inférieure du tableau. La partie supérieure est tout entière occupée par un casque majestueux portant l'effigie de la chouette d'Athènes et surmonté de plumes d'autruche rouges. La transposition artistique que Malraux opère de ce tableau pour l'illustration photographique de la jaquette de L'Irréel, deuxième volume de La Métamorphose des dieux, constitue le point de départ de notre réflexion.
Dans Les Voix du Silence déjà, Malraux s'étend longuement sur les procédés de reproduction que permet la photographie – tels que l'agrandissement de détails qui fausse les proportions et transforme l'œuvre d'art – et la « métamorphose » ainsi imposée aux formes (OC : IV-217). Ainsi naissent des chefs-d'œuvre inconnus. Coupant la composition de Rembrandt, il ne retient que la partie supérieure du casque – le cimier – plaçant ainsi la chouette au centre de l'espace pictural de ce tableau « fictif ». Rendue littéralement à elle-même, libérée du visage du personnage qui seul justifiait sa présence, elle ne doit plus rien aux dieux ni aux héros. Bête étrange aux larges yeux d'ombre, frappée de reflets dorés dont on ne voit pas la provenance, elle émerge du rougeoiement des plumes d'autruche qui semblent les siennes propres. Sous l'effet de l'agrandissement, on dirait qu'elle appartient à quelque bestiaire fabuleux très représentatif de l'une des tendances de l'imaginaire malrucien : l'inspiration farfelue. On posera donc comme hypothèse que l'interprétation d'Athéna-Alexandre sous la plume de Malraux transforme le double mythe antique en objet farfelu. Des ramifications surprenantes que nous verrons s'établir, on montrera comment le choix de l'écrivain pour la couverture de L'Irréel alors qu'il est parvenu au seuil de la mort remonte à l'inspiration surréaliste du jeune dandy qui éblouissait les salons parisiens.