Christiane Moatti, professeure émérite à l’Université de la Sorbonne Nouvelle, analyse la collaboration entre Fernand Léger et André Malraux, qui aboutit en 1921 à la publication du premier livre d’un écrivain débutant : Lunes en papier. Si cette collaboration dut rester «sans lendemain», faute sans doute d’affinités particulières entre les deux hommes, elle n’en demeure pas moins témoin d’une époque où Malraux fréquente une certaine avant-garde artistique, et des prémices d’un univers imaginaire en gestation.
La rencontre entre le jeune Malraux et le peintre Fernand Léger fait partie de ces péripéties extraordinaires qui ont ponctué la vie de l’écrivain et dont on ne sait trop s’il faut les imputer à son génie ou à sa bonne étoile. Elle est lourde de signification et de conséquences, car elle place d’emblée celui qui deviendra un essayiste d’art sous le signe de la peinture et de la littérature associées, concourant à une même recherche du sens par l’alliance de deux modes d’expression, le mot et l’image. Elle donna lieu à ce que l’on nomme un «livre de peintre», comme il en parut un grand nombre, de très inégale qualité, dans l’immédiat après-guerre, livres destinés aux bibliophiles, à tirage limité, illustrés par des graphistes renommés. Le peintre-graphiste y jouait un rôle à part entière, investissant pleinement le livre. Le phénomène avait commencé vers 1870 avec les Impressionnistes; il était né de la fraternité spirituelle des poètes et des peintres, face à une bourgeoisie fidèle à l’Académisme. S’y étaient illustrés Manet oeuvrant sur L’Après-midi d’un Faune de Mallarmé, Renoir sur Pages, Félicien Rops sur Poésies, du même Mallarmé. Par la suite Toulouse-Lautrec collabora aux Histoires naturelles de Jules Renard, Maurice Denis au Voyage d'Urien de Gide… L’investissement personnel dans ce type particulier d’ouvrages de deux grands marchands de tableaux se faisant éditeurs, Ambroise Vollard, puis Kahnweiler, changea la nature de l’illustration, jusque-là demeurée fidèle à la technique descriptive; les deux hommes jouèrent un rôle décisif dans la conception moderne du livre illustré. C’est à ce tournant que le jeune Malraux fut associé. L’expérience devait se poursuivre après la seconde guerre mondiale avec d’autres éditeurs, amateurs ou marchands d’art, dont les plus talentueux furent Tériade, Skira, Aimé Maeght. Autant d’individus marquants qui plus tard croisèrent la vie de Malraux à des titres divers.
L’ouvrage en question, dont l’achevé d’imprimer date du 12 avril 1921, paru sous le titre Lunes en papier à la double signature de Malraux et de Léger, est le premier livre publié par Malraux. Il ne s’agissait que d’une modeste plaquette de 28 pages au total, d’un bon format (32,5 / 22,5), texte et images mêlés selon une maquette qui les mettait également en valeur. Y étaient incluses sept gravures sur bois rayées au burin par Fernand Léger. Outre la belle gravure de couverture, chacun des trois chapitres d’égale longueur (8 pages), après un «Prologue», était rythmé par trois gravures en pleine page hors-texte. Ces chapitres se terminaient par un cul-de-lampe de Léger : large frise à la fois puissante et à arabesques. Composition concertée, «carrée», construite «comme des blocs», selon l’esthétique cubiste définie par Reverdy et que le peintre – l’un des trois cubistes de la première heure avec Picasso et Braque – maîtrisait parfaitement à l’époque de cette publication. L’éditeur qui rendit possible ce premier livre de Malraux était ce Daniel-Henry Kahnweiler, l’un des plus grands marchands de tableaux de sa génération; il fut aussi un critique d’art intelligent et cultivé, défenseur des peintres qu’il aimait; son activité, quoique durement contrariée par les remous des deux guerres mondiales, s’étendit sur près de cinquante ans.
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© www.malraux.org / Présence d’André Malraux sur la Toile
Texte mis en ligne le 1er janvier 2013