La brusque résurrection d'une Grèce alexandrine oubliée au fond de la vallée du Caboul ne fut qu'une demi-surprise pour les historiens. Il suffisait de se reporter aux écrivains classiques pour se rappeler que cette antique Gandaritide avait été, durant des siècles, un des foyers les plus actifs de l'hellénisme au seuil de l'Extrême-Asie. Des Gréco-Bactriens aux derniers Indo-Grecs, cent vingt-cinq ans d'hellénisation directe (de 200 à 75 avant notre ère); puis, sous les Indo-Scythes plus ou moins hellénisés de la dynastie Kushana, deux siècles encore d'influence gréco-romaine (Ier et IIe siècles de notre ère).
Les belles monnaies gréco-bactriennes et indo-grecques de notre Cabinet des Médailles nous avaient depuis longtemps livré le profil pur de ces aventuriers de génie, les Démétrios, les Eukratidas, les Apollodote, les Ménandre qui un siècle et demi après Alexandre perpétuaient dans l'Afghanistan et le Penjab actuels l'épopée macédonienne. Mieux encore : sur telle monnaie de souverain indo-scythe n'avions-nous pas la surprise de découvrir une image de Bouddha grec, drapé dans un peplum, avec, en caractères grecs, le nom même du personnage : Boddo ?
C'est dire que, sous le règne de ces barbares hellénisés, successeurs et continuateurs des basileis du Caboul, l'art gréco-bouddhique était en pleine floraison. Aussi bien les découvertes de M. Alfred Foucher, de Sir John Marshall, et des divers fouilleurs de l'Archaeological Survey au Penjab et dans la province britannique de Peshawar – l'ancien Gandhâra – nous avaient depuis trente ans valu un tel butin : reliefs ou statues, que l'art gréco-bouddhique semblait nous avoir livré tous ses secrets.
Mais jusqu'en 1920 l'Afghanistan restait inviolé. La vallée moyenne et supérieure du Caboul renfermait cependant plusieurs des cantons les plus importants de l'ancien pays gréco-bouddhique : le Nagarahara (Ningrahar), le Lampaka (Lamghân), le Kapiça (zone au nord de Caboul en direction du Kohistân), le pays de Bâmiyân, etc. Ce fut pour obtenir l'ouverture de cette terre promise que M. et Mme Foucher allèrent, en 1919, solliciter sur place le gouvernement afghan. Si heureux furent les résultats de leur mission, que les trouvailles de M. Foucher et de ses collaborateurs, MM. Godard, Hackin et Barthoux, enrichissent aujourd'hui les salles du Musée Guimet, sans parler des séries correctement laissées pour moitié au Musée de Caboul.
Bien que le travail ne fasse que commencer – MM. Hackin et Barthoux ne sont-ils pas repartis là-bas vers de nouvelles découvertes ? – il n'est sans doute pas impossible de dresser déjà un bilan sommaire du butin archéologique.
Le premier fait qui nous frappe – et il suffit pour cela de s'arrêter devant la première vitrine des stucs de Hadda, aménagée par M. Hackin à l'entrée de notre nouvelle salle – est la pureté de la tradition classique. A Hadda, en effet la Grèce d'Alexandrie, d'Antioche, d'Ephèse et de Pergame continuait à vivre d'une sève renouvelée par la greffe bouddhique, tandis qu'au pays natal l'Hellade elle-même se figeait dans l'art des époques dioclétienne et constantinienne. La Grèce restait la Grèce en terre bouddhique, tandis qu'en pays chrétien elle allait devenir Byzance. Si, comme le pense M. Hackin, les stucs de Hadda sont bien en majorité des IIIe – Ve siècles, ne peut-on pas dire que le génie hellénique, en tant que spontanéité créatrice et force de renouvellement, s'était réfugié et se survivait au Caboul ?
Cette force créatrice – c'est notre seconde constatation – se manifeste par l'élaboration inattendue d'une sorte de gothico-bouddhique. Chaque visiteur du Musée Guimet, conduit en présence des stucs découverts à Hadda par M. Barthoux, n'a pu retenir la même exclamation : «Du gothique !» Christs de majesté ou Christs de jugement, apôtres et Rois David, anges et moinillons, sourires de Reims et pathétiques orants, figures enchaperonnées rappelant nos pages et nos fous, cariatides de l'école bourguignonne ou de l'école de Nuremberg, démons et têtes de «gargouilles», les statuettes de terre séchée de Hadda, telles qu'elles s'offrent à nous dans notre deuxième vitrine, nous présentent partout la préfiguration de nos types médiévaux. Un gothique antérieur de mille ans au nôtre, qui ne put influencer le nôtre ni dans le temps ni dans l'espace et dont la formation ne s'explique qu'au point de vue philosophique par une sorte de loi de l'esprit humain.
Cette loi, on pourrait peut-être la formuler ainsi :
Posons à la base, en Occident comme au Gandhâra la plastique purement formelle du gréco-romain, gallo-romain en Occident, gréco-bouddhique au Gandhâra. Qu'ensuite, des deux côtés, deux grandes religions universelles, christianisme latin en Occident, bouddhisme du Mahâyâna sur la frontière indo-afghane, viennent bouleverser la conception générale de la vie et soulever l'esprit au-dessus de lui-même, – religions opposées dans leur dogmatique, certes, mais qui obéissaient à un idéalisme analogue, à une mystique semblable, à une religiosité et à une sensibilité poétique pareilles. Sous l'action de ces deux idéalismes supérieurs, nous verrons le fond gréco-romain se transformer des deux côtés parallèlement, suivant des lois communes, en un sens presque identique. Sans aucun contact géographique possible, sans aucun cheminement historique imaginable, le gothique, à mille ans d'intervalle (IIIe – XIIIe siècle), se trouvera deux fois de suite inventé. Et sans doute n'est-ce pas là une des aventures les moins curieuses de l'esprit humain. Hâtons-nous d'ajouter que la portée de cette constatation dépasse le champ gandharien proprement dit. C'est en effet ce «gothico-bouddhique» d'Afghanistan que les missionnaires de Câkyamuni vont apporter avec eux, de siècle en siècle, de proche en proche, à travers l'Asie centrale, et c'est de lui, comme nous le montrerons ailleurs, après une curieuse remontée jusqu'au roman, que dérivera pour une bonne part, aux Ve et VIe siècles de notre ère, le grand art chinois des Wei.
On pourrait tenter les mêmes rapprochements idéaux à propos du byzantinisme. Telle fresque de Hadda, de la mission Barthoux, au Musée Guimet, représentant un Bouddha debout, nimbé, auréolé, à l'abhaya mudrâ simulant une bénédiction, n'est-elle pas, par l'attitude, l'esprit théologique, la technique picturale et le conventionnalisme général, l'annonce d'un Christ romano-byzantin.
Une autre conclusion à tirer des trouvailles d'Afghanistan concerne l'importance de l'élément iranien dans la formation de l'art bouddhique de la fin de l'antiquité et du début du moyen âge. A cet égard Bâmiyân et Dokhtar-i Noshirwân confirment pleinement les inductions de MM. Pelliot et Von Le Coq.