art. 155, janvier 2013 • Kees Snoek : «Révolte contre le Destin. L’amitié Malraux – Du Perron» (PAM n° 2, 2001-2002)

Kees Snoek travaille à la première biographie de Du Perron.[1] Il apporte ici, grâce à une somme de documents nouveaux, une lumière inédite sur les rapports entre Malraux et Eddy Du Perron, où sentiment de révolte, littérature et politique ne cessent de s’entremêler.

[1] Kees Snoek, E. du Perron : het leven van een smalle mens, Amsterdam, Nijgh & Van Dtimar, 2005, 1248 p. (en néerlandais). – NDLR.

 


 

C’est à juste titre que l’on considère la décision d’André Malraux de dédier son chef-d’oeuvre La Condition humaine (1933) à Eddy Du Perron, comme une marque exceptionnelle d’amitié. Le récipiendaire de cette dédicace, qui avait toujours eu des doutes quant à l’amitié de Malraux, fut à l’époque lui-même ahuri par ce geste amical à son adresse.

Le jeune Malraux et le jeune Du Perron, en dépit de leurs antécédents différents, avaient beaucoup en commun. Tous les deux étaient fils uniques et avaient eu une enfance relativement solitaire, ce qui sollicita fortement leur imagination. Aux Indes néerlandaises, Eddy du Perron, stimulé par sa lecture des romans d’Alexandre Dumas, se sentit comme d’Artagnan au milieu de ses compagnons de jeu. Jean-François Lyotard, dans son Signé Malraux (1996), traitant de la capacité de Malraux à s’identifier aux héros de son choix, écrit : «Il était d’Artagnan, il était Robin des Bois et le Dernier des Mohicans, comme il serait plus tard Julien Sorel, Bonaparte, Hoche et Saint-Just. Toutes les causes lui étaient bonnes du moment qu’elles lui demandaient sa vie et sa volonté, un héros humilié, un peuple opprimé, une reine oubliée dans les sables.» L’identification d’Eddy Du Perron aux héros de sa jeunesse eut pareillement une continuation adulte, mais ses modèles étaient différents de ceux de Malraux : les bohèmes de Murger, Barnabooth, le personnage libertin de Valery Larbaud, l’égotiste Stendhal, et, depuis 1937, l’auteur néerlandais Multatuli pour son rôle combatif de protecteur des indigènes opprimés. Les différences entre les deux séries de héros-modèles en disent long : l’ardent individualisme de Du Perron s’oppose à l’aspiration universaliste de Malraux de se transcender par et dans l’action. Du Perron attribuait sa fascination pour un «romantisme attardé» entraînant une «croyance en l’épanouissement de l’individu et en un amour unique et absolu», comme l’écrit Philippe Noble, à ses antécédents coloniaux. Cette croyance absolue, il l’a gardée toute sa vie.

Il est d’autres points communs entre les deux hommes. Tous deux ont fait leurs adieux à la religion à un âge assez jeune. Ils étaient autodidactes, possédaient une forte et précoce personnalité. Ils sentirent l’ardent désir de se différencier face à leurs pères dominants, assez martiaux, qui – autre ressemblance – se suicidèrent à un âge avancé. Du Perron ainsi que Malraux étaient dotés d’une mémoire prodigieuse; ils étaient des lecteurs voraces, poussés par «un intense besoin de comprendre le plus grand nombre possible de réalités» comme l’écrit André Vandegans dans sa Jeunesse littéraire d’André Malraux. Il y a de nombreux témoignages concernant leur art de la conversation infatigable, mais à cet égard c’est Malraux qui l’emporte sur Du Perron. Jusqu’à 1935 environ, Du Perron était facilement impressionné par le prestige de Malraux, par sa parole volubile et intelligente, par ses vives métaphores et par sa faculté de rapidement établir le rapport entre deux choses divergentes. Tous les deux éprouvaient aussi une aversion instinctive contre la psychanalyse et contre l’inconscient, très en vogue dans l’entre-deux-guerres. Ils étaient des hommes méthodiques, ayant l’esprit d’analyse et le désir d’exploration, la soif d’enrichir leurs connaissances; ils mobilisaient leur intellect afin de se contrôler et de se maintenir face à leur entourage, en s’efforçant d’exorciser le chaos toujours menaçant. Ils étaient allergiques à la discipline sociale. Tous deux avaient enfin un naturel combatif, mais Du Perron privilégiait la plume à l’action effective.

 

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© www.malraux.org / Présence d’André Malraux sur la Toile

Texte mis en ligne le 1er janvier 2013

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