Thomas Lenoir «Le nouveau R.P.F. Pour lancer son “Association pour la Ve”, M. André Malraux avait – presque – tout prévu.» , «L'Express», 1er novembre 1962, n° 594, p. 10.

André Malraux s'était assez vite consolé d'avoir dû, à la veille du référendum, remettre à plus tard la séance inaugurale de «L'Association pour la Ve République» pour cause d'encombrement gaulliste du petit écran. Puisqu'il lui était impossible de contribuer au triomphe du «oui», du moins serait-il le premier à en bénéficier quarante-huit heures après le verdict populaire.

Ce qui s'est passé depuis le 13 mai 1958, ce n'est, pour le ministre de la Culture, qu'un prologue. La vraie Ve République, la grande – celle dont il rêve depuis la retentissante création, en avril 1947, du Rassemblement du Peuple Français, et son non moins retentissant écho – elle va naître de cette «Association pour la Ve République» à laquelle, mardi soir, la R.T.F. a généreusement réservé une bonne demi-heure d'antenne.

Tout a été prévu pour donner à cette soirée l'éclat nécessaire, un éclat que l'Association répercutera aussitôt sur les candidats gaullistes. Tous les collègues de M. André Malraux sont là. Premier ministre en tête. Et dans la salle, toujours fidèles si un peu plus chenus, les fidèles «Compagnons» du R.P.F., la plupart d'entre eux en tout cas.

 

La machine

On n'a d'ailleurs pas prévu que l'apparat. Une machine soigneusement conçue avait été mise en place depuis quinze jours environ. A sa tête, les hommes des réseaux gaullistes pour lesquels déjà, dans la terminologie particulière des services secrets, l'Association pour la Ve République est devenue «A.5.R». Le premier noyau a été formé par «L'Association pour le soutien au général de Gaulle» qui, en 1958, a regroupé une partie des anciens de la France Libre derrière le colonel Duperrier. Si cette Association est demeurée dans l'ombre pendant quatre ans, ses membres n'en ont pas moins été actifs, rendant au pouvoir, discrètement, de nombreux services, parfois politiques, parfois d'une autre nature. Dans chaque ministère, dans chaque administration, dans chaque entreprise nationalisée elle a ses «correspondants».

C'est l'un d'eux qui est devenu secrétaire général de «L'Association pour la Ve République»; il s'appelle Jean Runel. Tout ce qui concerne «A.5.R» passera entre ses mains. Jean Runel, négociant en vins, sous la IVe République, voyageait déjà beaucoup sur les rives de la Méditerranée. Sous la Ve, son camarade de l'Association de soutien, M. Yvon Morandat, ancien délégué de la France Libre en zone occupée, lui procure une place importante aux Charbonnages de France : attaché politique auprès du service commercial. A ce titre, il est appelé à faire de fréquents séjours à Alger où il travaille avec Jacques Coup de Fréjac, directeur de l'Information auprès de M. Paul Delouvrier à Alger. M. Coup de Fréjac, directeur d'une agence de publicité industrielle, «Information et Entreprise», vient de se voir confier tout le secteur propagande de l'«A.5.R».

L'Association ne retombera pas dans les erreurs du R.P.F. Le but est le même : l'édification d'une République «pure et dure», la révolution nationale gaulliste. Mais les circonstances sont différentes et, d'abord, cette fois-ci, on est au pouvoir, c'est-à-dire qu'on dispose de tout l'appareil de l'Etat avec les immenses moyens financiers – l'histoire sombre des dettes du R.P.F. ne se reproduira pas – et de propagande que l'on sait.

Tout a donc été prévu dans les moindres détails – sauf, comme c'est presque toujours le cas dans les entreprises politiques, la faille, l'erreur d'analyse tellement énorme que personne ne semble s'y être arrêté et qui n'apparaîtra que dans la soirée du dimanche 28 octobre lorsqu'on apprendra tout simplement qu'il n'y a pas de triomphe du «oui» mais une majorité justement faible, médiocre et aléatoire, celle-là même qu'avait récusée à l'avance le général de Gaulle.

André Malraux, qui n'aime rien tant que le combat, n'est pas mécontent de ce coup du sort : il échafaude aussitôt un plan audacieux pour le grand affrontement. Le général de Gaulle va s'engager solennellement en faveur de l'Association pour la Ve République. Il va désigner lui-même les candidats gaullistes. L'organisation se portera au secours des hommes menacés, arbitrera la lutte dans les circonscriptions en ballotage, arrachera la décision chaque fois que cela sera nécessaire.

Mais, déjà quelques rumeurs inquiétantes parviennent de l'Hôtel Matignon.

«Si le Général est resté seul pendant vingt-quatre heures à Colombey, y dit-on, c'est pour réfléchir». Les résultats du référendum n'ont pas été une surprise pour lui dans la mesure où, dès le jeudi précédant la consultation, un sondage confidentiel de l'I.F.O.P. lui avait annoncé comme un fait acquis qu'il n'aurait pas la majorité qu'il exigeait, celle des inscrits. Mais si le Président de la République s'était résigné à cette défaite, s'il était préparé à la multiplication des «non», il n'en fut pas moins «profondément choqué», selon les termes d'un membre de son entourage, du nombre élevé d'abstentions. Habitué à porter à son crédit personnel, après les précédents référendums, les voix d'un pays las de la guerre d'Algérie, il découvrait soudain les limites exactes de son pouvoir, celles du gouvernement par la télévision.


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