Victor Franco, «Quand Malraux parlait de lui-même», Le Journal du dimanche [Paris], n° 1566, 28 novembre 1976, p. 6.
Victor Franco
Pour la dernière fois au Louvre la voix de Malraux
Compte rendu de la cérémonie du Louvre
Mercredi, c'était l'adieu à Malraux, à Verrières-le-Buisson, dans un petit cimetière de campagne. Hier, dans la cour carrée du Louvre, c'était l'hommage officiel à Malraux. Devant le président de la République, le gouvernement et dix mille Parisiens, a retenti pour la dernière fois la voix rauque, fanée et cathodique du grand écrivain. Un extrait de discours prononcé en 1959 devant l'Acropole.
Torturée, pathétique, sa voix s'éleva une dernière fois dans le silence. Alors l'enchantement descendit sur les dix mille personnes qui, hier soir, dans la cour Carrée du Louvre, étaient présentes à l'hommage solennel rendu à André Malraux.
Les phrases prononcées par l'auteur de La Condition humaine, le 28 décembre 1959 à Athènes sur l'Acropole, ressuscitaient le prophète disparu : «L'homme moderne appartient à tous ceux qui vont tenter de le créer ensemble. L'esprit ne connaît pas de nations mineures. Il ne connaît que des nations fraternelles.»
Lorsque l'enregistrement prit fin, le Louvre tout entier, le Louvre des rois, sembla se figer. Malraux lui avait rendu sa splendeur, son prestige, son éclat originel. Hier, c'était le Louvre qui, à son tour, honorait ce combattant, cet écrivain qui ne poursuivra plus sa méditation sur l'art, sa quête de l'absolu.
Après l'intime cérémonie de mercredi à Verrières-le-Buisson, c'était hier l'adieu de la France, du chef de l'Etat entouré du gouvernement, mais aussi l'hommage de tous ces inconnus venus par milliers, empressés, recueillis.
Il faisait pratiquement nuit lorsque le détachement de la Garde républicaine, suivi des fusiliers-marins, fit son entrée dans la cour Carrée du Louvre, dans cette enceinte massive, solennelle, où la voix de Malraux avait déjà retenti treize ans plus tôt, lorsque, ministre de la Culture, il avait tenu à célébrer la mémoire de son ami, le peintre Georges Braque. Seul dans la pénombre, au milieu de l'immense cour aux pavés luisants de pluie, à la fois dérisoire et touchant, un petit chat de bronze terni par les siècles, symbole de l'art et de la sagesse, veillait. Malraux, amoureux des chats, admirait ce bronze égyptien, trésor que le Louvre n'avait encore jamais montré à ses visiteurs.
A 17 h 30, le chat, tout à coup, magique, s'est illuminé, et l'immense drapeau tricolore, secoué par un faible souffle d'air, s'est animé. Par la porte Saint-Germain-l'Auxerrois, la foule, qui attendait depuis plus d'une heure, s'est alors précipitée.
A 17 h 50, les Compagnons de la Libération, lentement, se sont figés de chaque côté, face à la tribune officielle encore vide.
A 18 h 15 précises, le président de la République, salué par la Garde républicaine, fit son entrée. En costume bleu marine éclairé d'une simple pochette blanche. M. Giscard d'Estaing écouta, le visage serré, cette Marseillaise qu'il avait lui-même voulue plus lente, plus recueillie.
A 18 h 20, quarante porteurs de torches apparurent alors que retentissait la Marche funèbre pour un héros mort, d'après la 12e sonate pour piano de Beethoven. Dans La Condition humaine Malraux a écrit : «La musique seule peut parler de la mort».
18 h 20. Le Premier ministre, M. Raymond Barre monte à la tribune installée un peu à l'écart. Costume gris acier, beaucoup d'émotion dans le visage, mais la voix est ferme lorsqu'il commence son discours. Répercutés par les murs prestigieux du Louvre, les mots s'envolent dans un silence recueilli.
Reprenant à l'égard de l'homme d'action que fut André Malraux les propos mêmes par lesquels le philosophe de l'Art avait salué la mémoire de Georges Braque, M. Raymond Barre a rappelé «qu'il y a une part de l'honneur de la France qui s'appelle André Malraux».
«André Malraux fut, avant tout, un homme engagé, présent partout où se jouait un moment du destin des hommes, passionné de liberté et de justice, recherchant sans cesse la fraternité du combat» poursuivit le Premier ministre.
«Le “Pierrot lunaire” qui part pour une mission archéologique en Indochine et y découvre le troublant sourire des bouddhas khmers, le journaliste frémissant qui rencontre la grève générale à Canton et l'insurrection révolutionnaire à Shanghai, le passionné de l'aventure qui survole le désert saoudien à la recherche de la capitale de la reine de Saba, disparue depuis des millénaires, le brillant romancier qui va, avec André Gide, porter à Berlin la protestation des intellectuels contre le procès de Dimitrov, le chef de l'escadrille Espana qui combat dans les rangs des républicains espagnols, l'officier de chars de la «drôle de guerre», qui s'évade d'un camp de prisonniers avec le futur aumônier du Vercors, le colonel Berger des maquis de Corrèze, le commandant de la brigade Alsace-Lorraine qui poursuit les troupes allemandes jusqu'au cœur des Alpes bavaroises, le ministre du général de Gaulle, le créateur du Musée imaginaire, l'interlocuteur inspiré du Pandit Nehru et de Mao Tsé-toung, tel fut André Malraux, au cours des années brillantes d'une vie exceptionnelle où l'œuvre littéraire prolonge l'action, tout en fournissant les raisons d'agir.»
Derrière M. Raymond Barre, à la tribune officielle, le gouvernement et des dizaines de parlementaires. Un peu plus loin, sur la gauche, des comédiens : Raymond Bussières, Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud arrivés quelques minutes plus tôt, frileusement serrés l'un contre l'autre. Dans la foule, anonyme, Claude Mauriac, qui fut le grand témoin de l'amitié Malraux-de Gaulle, écoute, recueilli.
Après avoir évoqué de grandes ombres, de «Jeanne, sans sépulcre et sans portrait», à «Charles de Gaulle, grand maître de l'ordre de la France», le Premier ministre achevait :
«André Malraux les a rejoints dans l'histoire et dans le cœur de la France. Il y vivra à jamais avec eux parce qu'il appartient à «l'éternelle poignée de ceux par lesquels ce qui transfigure les individus commence ou recommence : la légion des témoins.»
18 h 40. M. Raymond Barre replie ses feuillets et descend de la tribune. Alors, dans le silence, c'est la voix saccadée de celui qu'on honore. Une dernière fois, André Malraux parle à ceux qui sont venus lui rendre un dernier hommage : «Le problème politique majeur de notre temps, c'est de concilier la justice sociale et la liberté; le problème culturel majeur, de rendre accessible les plus grandes œuvres au plus grand nombre d'hommes…»
Un bref roulement de tambour. Le rythme lent du Chant des Partisans succède à cette voix venue d'outre-tombe.
18 h 47. Le chœur se tait. Dans la tribune, les officiels s'en vont. Chaban-Delmas, en imperméable kaki, qui se tenait avec les Compagnons de la Libération, traverse lentement la cour à pied, au milieu de la foule qui s'attarde, encore sous le charme.
18 h 55. Un à un, les soldats du 76e régiment d'infanterie éteignent leurs torches.
C'est fini. Adieu, André Malraux.