D/1975 — André Malraux : «Le mythe de la science et le destin de l’homme»

Allocution prononcée lors de la remise de l'épée d'académicien au professeur Jean Hamburger. Paris, Académie nationale de médecine, 1975.

 

Les écrivains et les philosophes doivent beaucoup à la prudence de chasseur, à la délicatesse de chirurgien, avec lesquelles les biologistes tentent d'investir le problème capital de notre époque : la nature et l'histoire de la vie.

La vertu majeure de la biologie fut la rigueur. Il est significatif, de notre temps, que cette rigueur fasse place dans tant d'ouvrages, lorsque la biologie forme sa philosophie, aux facultés les plus éloignées d'elle. Il ne nous échappe pas que l'intérêt porté par tout l'Occident à la biologie succède à celui que l'Europe portait, porte encore à l'histoire. Celle-ci a conquis son immense audience à travers des esprits aussi différents que Hegel et Michelet, lorsqu'elle a entrepris de rendre intelligible l'aventure de l'humanité. Ce n'est pas à la précision de ses méthodes que l'histoire doit une gloire qui s'attache à Marx, à Spengler, à Toynbee, mais non à Marc Bloch : c'est à ce qu'elle se substitue au destin. Aucun historien n'aurait marqué son temps par ce qu'il lui révélait du passé, si ce passé n'avait confusément dessiné l'avenir. La biologie hérite cette audience, car on attend d'elle qu'elle rende compte, au-delà de l'humanité historique, de l'aventure de l'espèce. Elle nous fascine à la manière d'une nouvelle Genèse, et elle est un anti-destin. Plus puissamment, parce que son déterminisme, plus subtil, touche davantage l'inconscient; et que tenter de rendre l'espèce intelligible touche aux racines religieuses de l'homme. Peu importe qu'elle s'adresse à l'agnosticisme ou à la foi, qu'elle renforce ou détruise celle-ci.

 

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