Ilya Ehrenbourg, «Les Deux Chemins d'André Malraux», Lu, 23 juin 1933. Texte traduit du russe et repris de Literaturnaia Gazeta, Moscou. [Sur La Condition humaine.]
Ilya Ehrenbourg
Les deux chemins d’André Malraux
Sur la bande une photo : des têtes de Chinois mis à mort. Dans un journal, à côté d'un article consacré au roman, j'ai vu une autre photo : Malraux fixant de son regard un masque chinois. Ce n'est pas un supplicié qui se trouve devant lui, mais seulement une belle œuvre d'art. Quant aux suppliciés, ce ne furent ni des esthètes éclairés, ni des bouddhas «s'apparentant à la pureté du style roman», mais de simples coolies dont les visages montrent encore le rictus des bêtes traquées.
La confrontation de ces deux photographies nous oblige à réfléchir sur le vrai destin de l'auteur. Le visage de Malraux est fin et efféminé. C'est un nerveux. Dans la conversation, il est incapable d'écouter son interlocuteur. Ses monologues, pleins d'inquiétude, ressemblent à un tourbillon; il revient invariablement à une seule et même pensée. Des snobs et des esthètes font son éloge, mais lui, il prend part aux réunions communistes. Il est entouré de bouddhas romans et gothiques, mais cela ne l'empêche pas de se passionner pour l'économie mondiale, pour le plan Stevenson ou pour la lutte entre «Standard Oil» et «Royal Dutch». Deux voies l'attiraient dans la vie : le chemin du révolutionnaire et celui de l'archéologue. Il entourait d'une auréole héroïque ses recherches d'antiquités; lorsqu'il entreprenait des fouilles archéologiques, on pouvait croire qu'il montait sur les barricades. Il a visité l'Afghanistan, l'Inde, la Chine. Il en a rapporté beaucoup de belles pierres sculptées, et aussi cette pose d'indifférence affectée qu'on voit sur sa photo devant le masque. C'était son chemin vers le passé.
L'autre chemin le conduisait vers l'avenir, et il passait par les mêmes longitudes géographiques. En Chine, pendant les années de luttes héroïques des ouvriers de Canton et de Shanghai, Malraux s'est rapproché des communistes.
…La tragédie d'André Malraux en tant qu'écrivain et homme, c'est la tragédie de deux chemins dont l'un exclut l'autre. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'antiquités mais de tout un complexe d'images et de sensations que Malraux a trouvé dans le passé et dont il ne peut se séparer sans déchirement.
La tragédie d'André Malraux est inconnue de la plupart des écrivains français. Ils vivent non du passé, ni de l'avenir, mais du présent. Ils n'ont pas à lutter pour ce présent qui se livre à eux de lui-même, comme un paysage de l'Île-de-France, comme les règles du roman classique, comme l'ironie légère, comme les éditeurs arrangeants. L'absence des événements leur paraît de la sagesse, et ils écrivent non parce qu'ils ont quelque chose à dire, mais parce qu'ils sont des écrivains. Malraux se distingue parmi eux avant tout par ce fait que ses livres sont nés d'une nécessité intérieure. Non seulement les dialogues de ses personnages, mais aussi leurs actes, sont une forme d'expression de la tragédie intérieure de l'auteur.
… Ce n'est pas la ville de Shanghai qui intéresse Malraux, mais ce qui arriva à quatre ou cinq personnes qui habitaient cette ville au printemps 1927. C'est la force et la faiblesse de son roman. Ce n'est pas un livre sur la révolution ni une épopée – c'est un journal intime, un compte rendu sténographique de ses débats intérieurs, une radioscopie de soi-même divisé en plusieurs héros…
Portrait d’Ilya Ehrenburg, par Martiros Saryan (1959)