E/1974.05 — André Malraux : Malraux, la voix de l'Occident. Entretien : «Comment je suis devenu Malraux»

E/1974.05 — André Malraux : Malraux, la voix de l'Occident. André Malraux, Guy Suarès, José Bergamín : entretiens, Paris – Lausanne, Stock – La Guilde du Livre, 1974, (coll. «La Guilde du livre» / «Albums d'art et photographiques», n° 918), 195 p.

Extraits parus sous le titre «Comment je suis devenu Malraux», Réalités [Paris], n° 340, mai 1974, p. 84-91.


 

 

André Malraux

 

Comment je suis devenu Malraux

 

Extrait 1

A 20 ans je pars en quête des différences

Malraux — Le projet, c'était une vie en marge : ce à quoi l'art devait concourir avec force. C'était aussi, parallèlement, la découverte d'un autre monde, d'une autre civilisation; d'où l'Asie. Mon sentiment de l'existence de mondes différents était quasi organique. Et un autre monde, en 1921, avait pour forme une autre civilisation. L'Asie appartient aujourd'hui au tourisme, elle appartenait alors au mystère. Et le mystère des civilisations étrangères était certainement lié à celui des civilisations disparues. Valéry m'a demandé, la première fois que je l'ai vu : «Qu'est-ce que vous êtes allé faire en Chine ?». Je lui ai répondu ce que je viens de vous dire. A la réflexion, je me suis dit que probablement je ressentais la différence entre les civilisations, entre les structures mentales, comme une notion fondamentale de l'homme. Si vous voulez, je ressentais la différence pressentie comme un mystère essentiel de la civilisation dans laquelle j'étais né. Les conversations ne sont, hélas ! pas aussi précises que l'écriture; je suis obligé d'employer le mot civilisation au sens où nous l'employons dans «civilisation grecque» et au sens où il signifie l'Histoire et la totalité des civilisations. Le contexte y pourvoira.

Quand j'avais vingt ans, malgré la guerre de 14, nous avions grande tendance à croire à un monde qui poursuivait sa vie de plante unique. Cent ans avant, c'était encore bien plus marqué. Pour les écrivains, du XVIIIe siècle, c'était criant. Après les guerres de l'Empire, tout le monde a eu conscience d'une mutation, alors que nul n'avait eu conscience de celle de 1672. Néanmoins, le romantique n'a pas eu conscience d'une mutation dans la nature de la civilisation. La Confession d'un enfant du siècle a dit : nos parents ont fait des guerres, et nous, nous sommes assis au café. Mais il n'y avait pas alors le sentiment que nous avons éprouvé de découvrir un monde différent de celui qui l'avait précédé, un monde sans doute différent de celui qui lui succéderait.

D'autre part, j'éprouvais le sentiment que cette civilisation était sans précédent; sans précédent parce qu'elle était l'héritière de toutes les autres. Attention, nous étions les premiers. Pour quelqu'un de votre génération, c'est banal : mais ce n'était jamais arrivé. Une civilisation qui se met à parler de Sumer, de l'Egypte, de l'Inde et du Mexique, etc., comme de données parmi d'autres, de données sur lesquelles il s'agit de fonder l'homme, c'était sûrement la première fois. Les connaissances humaines s'étaient énormément étendues, l'ethnographie, toutes sortes de choses entraient en jeu. L'art découvrait la reproduction, un ensemble de techniques et de connaissances nous mettait en face des civilisations dont l'éventail posait une énigme; alors que nos prédécesseurs avaient vécu dans une civilisation privilégiée, la civilisation méditerranéenne, les autres étaient plus ou moins des barbaries. Pour Hegel et même pour un marxiste, (je me souviens, quand j'étais en Russie pour la première fois…), il y a une Histoire – l'Histoire «H» majuscule – de même qu'il y a une civilisation.

Suarès — La civilisation chrétienne ? Judéo-chrétienne ?

Malraux — Qui finit par Marx. Une ligne Grèce-chrétienté-hégélianisme-marxisme. Mais nous ne disons pas ça, du tout, nous ne sommes pas prêts à insérer l'art précolombien dans ce schéma, ni la pensée chinoise… Un autre caractère particulier à notre civilisation (mais je l'ai découvert plus tard) est qu'elle n'a pas de valeurs reconnues. Presque toutes les autres civilisation ont connu leur valeurs.

 

Extrait 2

Suarès — Au nom de quoi avez-vous préféré la justice, la dignité, la liberté ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas préféré vous-même ? Pourquoi n'avez-vous pas préféré le style aux valeurs ?

Malraux — Je pense que, dans ma vie, l'Indochine a joué un rôle capital. Quand les Indochinois m'ont défendu, quelque chose a basculé. Je n'étais pas d'un autre côté, avant. L'autre côté c'était l'indifférence. Mais le lien avec, disons, pour simplifier, la justice sociale, est né à ce moment-là. Reste à savoir si les comportements capitaux d'une vie sont le résultat d'un choix, ou si ce qui semble choix est une justification. Mais enfin, je n'irai pas plus loin. Vous avez dit pourquoi : je ne m'intéresse pas beaucoup.

 

Extrait 3

Une certaine idée de la culture et de l'esthétique

La définition que j'ai donnée à la Chambre était improvisée, elle a d'ailleurs fait fortune : la connaissance du plus grand nombre d'œuvres par le plus grand nombre d'hommes. Je répondais à un hurluberlu quelconque. Plus sérieusement, j'avais écrit, dans Les Voix du silence, que la culture était l'héritage de la noblesse du monde. Essayer un peu de la définir par son contraire, c'est assez intéressant. J'ai écrit aussi, autrefois, vous vous souvenez ? que c'est très difficile de définir la dignité mais facile de définir l'humiliation : chacun sait trop bien ce qu'est une gifle. C'est plus difficile de définir la culture que de ressentir son contraire. Evidemment, toute culture implique sa référence à la qualité humaine qu'elle reconnaît à ses morts. Notre culture commence à la connaissance de ce qu'ont pensé les plus grands esprits, créé les plus grands artistes.

Autrefois, on aurait dit volontiers : l'héritage de la vérité. Nous ne le disons plus. La plus haute culture n'est peut-être que la connaissance des plus hauts dialogues – même en art. J'ai dit des choses là-dessus : «Si les philosophes grecs avaient rencontré les Prophètes, qu'eussent-ils échangé sinon des injures ? Pour que Platon pût rencontrer le Christ, il fallait que naquît Montaigne. Mais pour que naquît la pensée de Montaigne, il fallut que le Christ pût rencontrer Platon.»

 

Extrait 4

Bonheur : un mot que je ne comprends pas

Suarès — Je vous ai proposé de cerner la notion de bonheur, notion que votre œuvre n'écarte pas sans mépris. Vous m'avez répondu que vous préfériez évoquer la sérénité.

Malraux — Sérénité est une notion claire; bonheur est pour moi une notion inintelligible. Le mot bonheur est un peu comme le mot liberté, il a un sens dans un contexte. La liberté, c'est un mot idiot; les libertés, pas du tout. La liberté d'expression, ce n'est pas un mot idiot, la liberté du citoyen, ce n'est pas un mot idiot, mais la liberté en soit fait partie – j'en ai parlé un jour – de ce que j'appelle les mots-pièges. Ils ont une importance énorme dans chaque civilisation (ce ne sont pas les mêmes, bien sûr !) ils ont une puissance d'appel où tout s'engouffre. Il y trouvent leur force, et pas du tout par hasard. Dans toutes les civilisations, le mot-piège numéro un est Dieu, parce que dans n'importe quelle religion, ce mot exprime quatre ou cinq notions différentes. Par exemple, dans le christianisme : justice (au sens de Jugement dernier) et création, notions différentes. Absolu, notion différente. Amour, notion complètement différente. Et d'autres.

 

Extrait 5

Nous sentons très bien le lien entre toute cette peinture et l'écriture idéographique. Nous pouvons regarder mettons les Excentriques – ce sont des peintres du XVIIe et du XVIIIe – comme qui ? Picasso, ce n'est tout de même pas possible; Lautrec ?… mais nous savons bien que c'est tout différent. Vous venez de voir une des plus grandes œuvres de la peinture traditionnelle à la Fondation Maeght : le Shigemori. Quand vous êtes devant, vous vous rendez bien compte que ça n'a rien à voir avec un primitif flamand : je dis un primitif flamand parce que le personnage noir, avec la tête et le fond sombre, permet l'analogie. C'est complètement autre chose. Tout ça reposait sur quoi ? Sur le fait qu'il y avait une vérité tenue pour indiscutable, une évidence pour l'Extrême-Orient tout entier; et elle existait avant le bouddhisme. Cette évidence fondamentale, c'est qu'il existe une Réalité Intérieure. Mettons des majuscules. Je répète : ça ne se discutait pas. Quelle était alors la raison d'être de la peinture ? Elle était, pour les peintres, le piège à Réalité Intérieure, le moyen de la saisir. Donc, de saisir l'essentiel de tout. Tout, sauf ce qui a été fait par la main de l'homme.

On peut peindre des rochers, on peut inventer des rochers (pourtant, dans les langues occidentales, nous ne dirions pas qu'ils sont vivants), on peut peindre des natures mortes avec des fruits, peut-être des légumes; mais on ne peut pas peindre une nature morte avec un violon, avec une boîte; ce serait la fin de tout ! Ce qui a été fabriqué, c'est-à-dire fait par l'homme, n'entre pas dans la peinture. Les objets n'ont pas de Réalité Intérieure – au sens où, nous, Occidentaux, dirions qu'ils n'ont pas d'âme. Pour Takanobu, le peintre de Shigemori, il ne s'agit pas de savoir quelle est la Réalité Intérieure individuelle du prince Shigemori, mais de savoir comme on peut faire entrer un signe qui est son effigie dans la Réalité Suprême. Le prince devient autre parce que la corrélation des couleurs, des lignes, etc., de la vie, est détruite au bénéfice d'une autre corrélation, celle de la peinture; mais celle-ci met le spectateur en communion avec la Réalité Intérieure du monde. Ce qui semble compliqué, mais ne l'est pas tellement, si nous pensons à la Grèce.

En Grèce comme en Chine ou au Japon, il existe un cosmos. Or, cosmos veut dire ordre, c'est le même truc. On choisissait, comme les peintres chinois : on écartait ce qu'on décidait d'écarter. Le sculpteur décidait que cette femme lui plaisait. Qu'allait-il faire ? Sûrement pas son portrait. Il n'y a pas de portrait grec de la grande époque. Il allait faire Aphrodite, pas autre chose. Et quand il avait sculpté Aphrodite, il avait fixé l'essence divine de la dame en question. Ou, si l'on veut, il s'était servi de la dame pour saisir un reflet de l'essence divine. Qui était celle du cosmos, de l'ordre absolu. D'où l'idée du beau. Ce processus nous permet de comprendre le processus extrême-oriental. Je vous ai raconté un jour une histoire assez saisissante, celle du prétendu vrai procès de Phryné. Vous connaissez l'histoire légendaire : Phryné a posé pour Aphrodite, et elle est coupable parce qu'on ne doit pas poser pour une déesse ! Elle risque d'être condamnée à mort. Elle arrive devant l'aréopage. Elle retire ses voiles et elle est d'une telle beauté que le tribunal l'acquitte. Ce que dit l'autre version, la «légende de la vérité», est bien plus intéressant : elle retire en effet ses voiles et elle dit : vous voyez bien que je ne suis pas la déesse ! Car elle ressemble à la statue, mais la statue ne lui ressemble pas. Aucune statue ne ressemble à une mortelle. Et ils l'acquittent. Cette seconde légende est cruciale. Vous ne pouvez pas ressentir l'esprit de la sculpture grecque jusqu'à Phidias compris, si vous supposez que la statue peut être Phryné. Pensez qu'il n'y a pas une statue-portrait de femme de la grande époque, pas une. Toutes des déesses.

 

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Taira_Shigemori