E/1975.11.10 — André Malraux : «Entretien. Pierre Desgraupes fait le point avec André Malraux».

E/1975.11.10 — André Malraux : «Entretien. Pierre Desgraupes fait le point avec André Malraux», Le Point [Paris], n° 164, 10 novembre 1975, p. 183, 185, 187, 189, 191, 193, 195, 196 et 198.


 

André Malraux

 

Pierre Desgraupes fait le point avec André Malraux

 

Extrait 1

Desgraupes — Je voudrais vous demander d'abord de me donner l'ordre de vos derniers livres. Entre le tome I des Antimémoires qui n'a pas été suivi d'une tome II, Les Chênes, Lazare, et maintenant ces Hôtes de passage, qui viennent de paraître, on s'y perd quelque peu…

Malraux — Le tome II des Antimémoires paraîtra dans Folio au mois de mai, et les deux tomes seront réunis plus tard dans la Pléiade. L'ordre est : 1. Hôtes de passage; 2. Les Chênes qu'on abat; 3. La tête d'obsidienne; 4. Lazare.

Desgraupes — Qu'est-ce qui vous a fait choisir cet ordre, y a-t-il un fil ? Les écrivains d'autrefois, Valéry par exemple, quand ils voulaient publier des morceaux épars de leur œuvre, se contentaient de les assembler chronologiquement sous des titres comme Variétés ou Mélanges auxquels il suffisait ensuite d'ajouter des numéros…

Malraux — Ah ! mais, justement, ce ne sont pas des mélanges !

Desgraupes — Donc, il y a un fil ! Expliquez-moi lequel.

Malraux — Je ne suis pas sûr qu'une explication ait grande valeur. C'est comme si vous demandiez à Picasso de vous expliquer chronologiquement un des tableaux de la dernière période… Disons : c'est l'acceptation d'une certaine impulsion qui me donne le sentiment d'une architecture que je ne peux trouver qu'ainsi.

Desgraupes — Voulez-vous dire qu'il y a une part d'inconscient, à vos yeux, dans la démarche qui vous guide ?

Malraux — Oui, seulement le mont «inconscient» me gêne toujours. J'ai l'impression que c'est un timbre-poste que nous apposons sur quelque chose d'autre; même avec tout ce que Freud veut y mettre, on n'arrive pas à une définition autre que négative. Mais je vais essayer quand même de vous répondre mieux. Je crois que ce qui me guide, comme vous dites, c'est le sentiment excessivement violent que j'ai de voir mourir un monde. Et ce qui commande, dans cette perspective, l'ordre de ma mémoire, ce sont les moments où les fantômes que j'évoque entrent en contact avec ce monde englouti. Pour le général de Gaulle, ce fut l'instant de sa mort. Pour Picasso aussi. Mais pour Nehru, c'est le changement total de l'Inde; pour Mao, celui de la Chine.

Desgraupes — Mais il y a dans vos souvenirs des personnages qui ne sont pas aussi illustres. A quel moment entrent-ils dans votre mémoire ?

Malraux — Ils représentent à mes yeux un moment significatif de la pensée ou de la sensibilité intellectuelle de notre époque que les hommes illustres, eux, n'expriment jamais, parce que l'élément irrationnel, chez eux, est excessivement faible. Prenez Mao. Que ce soit un journaliste ou moi qui parle avec Mao, nous sommes tous deux en face d'un Mao rationnel; pour y échapper, il n'y aurait que l'intimité. Alors nous posons des questions rationnelles. Tandis que lorsqu'un Max Torrès, personnage inconnu qui occupe tout entière l'une des trois histoires de mon livre, entre dans mon bureau et se met à tourner en rond en m'expliquant que le freudo-marxisme de notre époque le tourneboule parce qu'il le voit partout, lui, l'ex-communiste espagnol devenu professeur de biopsychologie en Amérique, j'ai avec lui un dialogue que je n'aurais jamais eu avec Nehru.

Desgraupes — Comme je ne connais pas Max Torrès…

Malraux — Attention ! le type n'existe pas, c'est un fantôme… Tout est réel, mais le personnage est composite.

Desgraupes — Autrement dit, c'est un personnage de roman ?

Malraux — Si vous voulez; avec une racine assez différente, mais vous n'avez pas tort de le voir ainsi.

 

Extrait 2

Malraux — Mais je ne trouve pas qu'il y ait une grande différence entre le domaine technique dans lequel je me place ainsi et celui de Guerre et paix. Tolstoï, lui aussi, se veut d'autant plus rigoureux qu'il s'approche davantage de l'Histoire, mais est d'autant plus libre qu'il s'en éloigne : Natacha, elle, est comme il lui plaît. Moi, je fais de même. Je ne déborde absolument pas mes personnages historiques mais je fais ce que je veux avec mes personnages non historiques. Prenez par exemple de Gaulle. Quand on dit : «Malraux en a inventé la moitié», je réponds ceci : vous verrez une chose tout à fait curieuse que j'ai moi-même constatée depuis, c'est qu'un homme a assez peu d'idées pour lui tout seul. Résultat : le général de Gaulle n'a pas dit qu'à moi ce qu'il m'avait dit. Les 9/10e des Chênes qu'on abat vous les retrouverez ailleurs. Peut être pas les choses religieuses, dont je pense qu'il avait à peu près cessé de parler depuis la mort de Thierry d'Argenlieu. Mais pour les autres, surtout les choses historiques, j'en ai retrouvé pas mal chez d'autres. S'agissant de de Gaulle et des personnages historiques, c'est bien la preuve que je n'ai rien inventé. En revanche, je me sens absolument libre envers les personnages secondaires. Ils me permettent d'exprimer, dans l'espèce de catastrophe dont je vous parlais tout à l'heure, et que je ressens très fortement, ce qui ne peut pas être exprimé par des personnages historiques quels qu'ils soient.

Desgraupes — Expliquez-moi l'expression «Hôtes de passage». Je peux penser maintenant qu'elle est de vous, bien que vous la mettiez dans la bouche de ce fameux Max Torrès…

Malraux — Vous savez, quand vous ferez un roman et que vous ne saurez pas quel titre lui donner, relisez donc votre manuscrit, il s'y trouve sûrement quelque part.

Desgraupes — Je note que vous avez dit en parlant de votre livre : «un roman»… Mais venons-en à ma question; dans la bouche de Torrès les hôtes de passage sont les idéologies qui habitent quelque temps les hommes et s'y succèdent. Dans votre esprit, ne sont-ils pas aussi nous-mêmes ?

Malraux — Pas nous-mêmes, les civilisations. Je crois que nous sommes la première civilisation qui prenne conscience de la métamorphose dans laquelle elle est engagée. Ce n'était jamais arrivé avant nous. Et surtout les autres sont toujours mortes faibles. Alors que si nous devons mourir, nous mourrons plus puissants que jamais. Supposons qu'à la fin on trouve le moyen de faire sauter la Terre – ce n'est pas une supposition vaine puisque nous sommes la première civilisation qui ait le pouvoir de détruire la planète. Eh bien, songez que nous disparaîtrons au moment où nous allions sur la Lune. Rome, elle, est morte au moment où elle n'allait plus nulle part. Où elle n'allait plus du tout.

Desgraupes — Pensez-vous que c'est ce que Valéry pressentait quand il disait lui aussi, au lendemain de la Première Guerre : «Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortes…» ?

Malraux — Je ne le crois pas; je crois que cette phrase illustre est tout bonnement une paraphrase de Spengler que Valéry, d'ailleurs, n'avait probablement pas lu, mais l'idée est évidemment la même. C'est l'idée de l'identité des cultures. Or c'est là-dessus que je suis en complet désaccord, pour deux raisons : la première, je vous l'ai dit, c'est que nous ne ressemblons pas aux autres parce que nous ne sommes pas dans une phrase d'affaiblissement. Et l'autre, c'est que jusqu'à nous les cultures successives ne connaissaient pas celles qui les avaient précédées. Les gens qui bâtissaient les cathédrales ne connaissaient rien de l'art égyptien. Tandis que nous, nous connaissons tout l'héritage.

Desgraupes — C'est l'idée centrale du Musée imaginaire.

Malraux — Oui. Le Musée imaginaire, c'est ça : et figurez-vous que je suis en train de suivre la même idée non plus dans l'art, mais dans la littérature; ça donne à peu près le même résultat. Le mot «littérature» lui-même n'a pas de sens avant Alexandrie. Alors pensez à ce qu'était, en leur temps, une représentation des «Perses». Notre lecture des «Perses» aujourd'hui est une métamorphose totale. A Athènes, ça devait ressembler à un match de football; les cris d'admiration, ça devait être des trépignements : «Crache-lui à la figure, vas-y, vas-y !» C'était excessivement direct.

 

Extrait 3

Desgraupes — Il m'a semblé que cette constatation ne vous suffisait pas. Il y a quelques mois, j'ai assisté à une réunion au cours de laquelle vous avez pris la parole; c'était lors de la remise au Pr Hamburger de son épée d'académicien. Vous adressant aux savants qui étaient là, vous les avez encouragés à trouver dans leur discipline le «prochain mythe de l'homme. Sinon, concluiez-vous, il nous restera l'honneur d'avoir conquis la Lune pour aller nous y suicider.»

Malraux — Ah ! vous étiez là ? C'était fort intéressant, cette réunion. En fait, je posais cela un peu comme une sorte d'hypothèse lointaine. Mais après les discours, Hamburger avait invité cinq ou six copains, du genre prix Nobel, des médecins, des biologistes. Je leur ai demandé : «Etes-vous d'accord avec moi ? Au XIXe siècle on disait : «La science n'a pas trouvé, mais on trouvera au XXe siècle. Nous sommes au XXe siècle, alors, ne pourrait-on pas dire : «La biologie est incapable de former un homme, c'est certain pour l'instant. Mais après tout, nous avons inventé pas mal d'autres choses. Alors si on s'occupait de celle-là sérieusement ?» Ils m'ont tous répondu : «Ça n'est pas en question; ce serait comme de vouloir jouer aux échecs avec les règles du jeu de dames.»

Desgraupes — Vous ont-ils convaincu ?

Malraux — Je ne le sais pas, je suis quand même assez troublé. L'argumentation sur la formation de l'homme n'est pas d'ordre scientifique, elle est d'un autre domaine, et le drame de notre civilisation, c'est que les processus de formation ont cessé d'exister. Autrefois, lorsque la formation était donnée par la famille, par la nation, les empires les plus puissants avaient trouvé pour l'incarner dans un modèle, un maître mot : «caballero» en espagnol, «gentleman» en anglais, veut dire «l'homme formé». Or dans la civilisation actuelle, il n'y a aucune équivalence. Et la science, sur laquelle le XIXe siècle avait tout misé, refuse la succession. Elle se considère comme seule compétente dans ses domaines, à condition qu'ils soient cloisonnés. Les savants se veulent bien rois sur chaque face du cristal, mais ils abdiquent toute royauté sur le cristal entier !

 

Extrait 4

MalrauxVous savez, on m'a fait dire : «le XXIe siècle sera religieux.» Je n'ai jamais dit cela, bien entendu, car je n'en sais rien. Ce que je dis est plus incertain : je n'exclus pas la possibilité d'un événement spirituel à l'échelle planétaire.

Desgraupes — De quelle nature pourrait-il être ?

Malraux — Eh bien, quand nous lisons l'Histoire des religions, on s'aperçoit qu'il y a un vide; on a assez bien étudié les fondateurs de religion, mais nous avons négligé un peu des événements spirituels qui ne sont pas des naissances de religion, mais qui ont pourtant été des moments géants : le franciscanisme, la Réforme, l'animisme en Asie, qui a touché 80 millions de croyants. Ce furent des phénomènes considérables.

Desgraupes — J'essaie d'imaginer avec vous de tels moments passés et futurs. Est-ce comme une mutation à l'intérieur d'une religion ?

Malraux — D'abord, premier point, je dirai ceci : un fait spirituel capital est imprévisible. Par définition, si nous voulons projeter nos catégories sur l'avenir, nous sommes dans l'erreur. Quand les philosophes romains voyaient mourir l'empire, ils ont tous cru au stoïcisme. Ils se sont trompés. Alors je dis : quelque chose de spirituel qui jouerait aujourd'hui serait peut-être aussi loin de la notion chrétienne (même si le mot était conservé) que la notion chrétienne a été loin des dieux olympiens. Ce n'est pas seulement une autre réponse à la même question, c'est une autre question.

Desgraupes — Dans un autre domaine, vous racontez dans Hôtes de passage deux histoires de voyance assez extraordinaires. Dans l'une d'elles, on voit un médium célèbre de l'époque, Freya, revivre littéralement grâce à une étoffe apportée d'Orient par le directeur général des Musées, Georges Salles, un épisode de la vie d'Alexandre dont elle n'avait jamais étudié l'histoire. On en a tiré la conclusion que vous croyez désormais à la métapsychie…

Malraux — On a conclu un peu vite. Ce que je veux dire c'est que je ne mets pas en doute la possibilité d'un phénomène dont une explication rationnelle quelconque n'a pas été donnée. Autrement dit, je crois que nous sommes dans la situation où étaient les gens entre la connaissance du paratonnerre et la découverte de l'électricité. Un certain nombre de faits qui sont des plaisanteries se mêlent à des faits qui sont tout à fait réels, et surtout à des faits avec lesquels nous avons une assez mauvaise relation parce que tous les gens qui ont rôdé autour du surnaturel depuis une centaine d'années se sont référés à la science. Mais si au lieu de parler de la science on avait parlé de l'art, je crois qu'on aurait beaucoup mieux compris; parce que c'est Victor Hugo, bien sûr, qui a fait La tristesse d'Olympio, ce n'est ni vous ni moi; mais c'est sûr aussi qu'il ne l'a pas fait sur commande. Et Freya m'avait dit (vous savez qu'elle a été le plus grand médium de son temps) : «Je ne commande pas mon don.» (Un temps.) Cela dit, dans ce domaine, il y a aussi l'affaire russe. Les Russes se sont mis à étudier d'une façon tout à fait systématique ces phénomènes. Et d'ailleurs pour des raisons que j'ignore, il y a six mois, ils y ont renoncé. Pendant cinq à six ans, ils avaient travaillé d'une façon très suivie. Ils voulaient savoir à quoi s'en tenir sur les sourciers…

Desgraupes — Comment ont-ils procédé ?

Malraux — Ils ont pris un régiment, les types en ligne, avec leur baguette : «Lapin Lapinovitch, quand on vous dira “avancez”, vous avancerez; si quelque chose se passe, vous vous arrêterez, un point c'est tout». Aussitôt tous les types partent; mais ils n'avancent pas tous du même pas; les uns s'arrêtent soudain où ils sont, les autres continuent. Naturellement, celui qui dirigeait l'opération avait la carte de la rivière souterraine. Eh bien, quand les derniers types sont arrivés à l'autre bout, la rivière souterraine était exactement jalonnée par cette immense sinusoïde humaine. (Un temps.) Les Russes estiment qu'un tiers des hommes sont sourciers sans le savoir.

Desgraupes — Pour les esprits formés comme le furent les vieilles générations, à l'école de la raison, il y a dans votre démarche «entre la rigueur et le mystère» – j'emploie vos propres termes; vous dites aussi «entre Einstein et Bénarès» – de quoi être troublé. Mais les jeunes ? D'eux, vous dites : «Ce qui séparent le nouveau domaine mental de celui qui l'a précédé, c'est que les étudiants d'aujourd'hui y accueillent seulement les idées qui exigent des militants. Platon n'en a pas…»

Malraux — C'est exactement ça.

 

Extrait 5

Desgraupes — Alors, finalement, je voudrais vous entendre me dire ce que signifie pour vous le mot fameux de Lawrence que vous aimez citer : «Qu'importe».

Malraux — Il voulait dire « inintelligible». Et la réponse à Lawrence serait celle d'Einstein : pourquoi voulez-vous que ce soit intelligible ? Par ailleurs, pour un psychiatre, accepter l'inintelligible est un symptôme, pas un point de vue. Mais il est vrai aussi que le psychiatre peut se tromper.

Desgraupes — Ça fait beaucoup de réponses.

Malraux — Non, ça fait beaucoup de questions…

Desgraupes — Qu'est-ce qui compte vraiment : la question ou la réponse ?

Malraux — La question, incontestablement. L'Histoire est toujours l'histoire de la succession des questions, pas de la succession des réponses.

Desgraupes — Mais peut-on vivre uniquement de questions ?

A. Malraux — C'est assez probable et c'est peut-être ce que nous sommes en train d'inventer. Nous apprenons à avancer, une torche à la main

 

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