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«Malraux n'avait fait que onze métiers : le voici ministre», «Samedi-Soir», 24 novembre 1945, p. 1.

Malraux n'avait fait que onze métiers : le voici ministre

 

André Malraux est l'un des plus grands écrivains de notre époque. Depuis mercredi, il est aussi ministre de l'Information. Avant lui, un autre écrivain exerça une fonction semblable : Jean Giraudoux, nommé en 1939 haut-commissaire à la Propagande. Jean Giraudoux se plaignait doucement de manquer de crédits, d'être privé de tout pouvoir, de toute autorité. Chaque après-midi, il visitait les beaux quartiers de Paris pour se consoler. André Malraux n'a pas la fantaisie de Giraudoux. C'est un homme d'action.

Dans le nouveau gouvernement, Malraux est considéré comme un «technicien». Mais de quoi peut-il bien être technicien, lui dont les activités sont si diverses qu'elles apparaissent presque contradictoires. Malraux a écrit des romans sévères, Le Conquérant, La Condition humaine, qui obtint le prix Goncourt en 1933. La guerre d'Espagne lui a inspiré un roman et un film, Espoir. Le premier, dans Le Temps du mépris, il a révélé au monde l'atroce secret des prisons nazies.

 

Pour nom de guerre il a pris le nom de son dernier héros

Mais Malraux n'est pas seulement un écrivain ou un metteur en scène de cinéma. A 22 ans, il était chargé d'une mission archéologique au Cambodge. En 1927, il prenait part à la révolution chinoise au moment de la lutte entre Borodine et Tchang Kaï Chek. En Espagne, il était colonel dans l'aviation républicaine et une escadrille portait son nom. Fait prisonnier en 1940, il s'évade, passe en zone sud et organise le maquis du Lot où il s'occupe particulièrement des parachutages et des relations avec l'Angleterre. En août 1944, il est arrêté par la Gestapo géorgienne alors qu'il circulait en voiture avec des officiers de l'Intelligence Service.

Heureusement, les Allemands ne connaissent pas son identité, ce qui le sauve du poteau d'exécution. A l'époque, Malraux se nomme le colonel Berger. Le pseudonyme est d'ailleurs transparent, Berger, c'est le nom du héros de la Lutte avec l'ange, roman de Malraux, dont le premier volume a été publié en Suisse et qui attend toujours son édition en France. Le colonel Berger est jeté en prison à Toulouse. Quelques jours plus tard, au moment même où les régiments allemands traversent la ville, il est délivré par les F.F.I.

 

Malraux a découvert le royaume de la reine de Saba

Presque toute la France est libérée, mais pour Malraux le combat n'est pas terminé. A la tête de la brigade Alsace-Lorraine, il marche jusqu'au Rhin. Dès sa démobilisation, il entre au cabinet du général de Gaulle comme conseiller culturel. C'est la reconnaissance des services rendus qui lui vaut aujourd'hui le ministère de l'Information.

Mais cette action incessante dans le combat ne représente qu'une des faces de l'activité de Malraux. Au début, on pensait qu'il deviendrait un des spécialistes des questions artistiques. Sa compétence dans ce domaine est, en effet, extraordinaire. Non seulement, il connaît l'histoire de l'Art comme personne, mais encore, pendant ses recherches archéologiques, il a découvert une ville perdue dans les sables qui est la ville même de la reine de Saba. Pendant des années, Malraux a travaillé à une Psychologie de l'art, que tout annonçait comme un ouvrage d'un intérêt mondial. Les Allemands ont entièrement brûlé ses notes. Malraux doit tout recommencer.

L'auteur d'Espoir aurait pu être un grand critique littéraire. Il a publié des pages magnifiques sur Choderlos de Laclos et William Faulkner. Il aurait pu être éditeur : il a dessiné des couvertures de livres et publié des morceaux choisis de Napoléon, qu'il admire beaucoup, il aurait pu être marchand de tableaux : il a dirigé une galerie d'art. Son intelligence, sans cesse en mouvement, aborde tous les sujets avec une extraordinaire vivacité. Il peut parler pendant des heures, le visage nerveux, tandis que la cigarette, qui ne le quitte jamais, roule d'un bout à l'autre de ses lèvres fines. On a longtemps cru que Malraux était communiste. En réalité, il n'a jamais été inscrit au parti, et il avait beaucoup plus de sympathie pour Trotsky que pour Staline. Son entretien avec Trotsky, paru vers 1933, eut d'ailleurs un grand retentissement. Aujourd'hui, on prétend que les idées de Malraux ont été changées par un voyage en Amérique. Il est certain que Malraux croit à l'avenir des Etats-Unis. Il plaide pour une «civilisation de l'Atlantique» où la France aurait un rôle essentiel à jouer.

 

Un romantique aimant la vie moderne

Malraux évoque pour la jeunesse tout le romantisme de l'entre-deux guerres, l'Orient-Express, les mitraillettes crépitantes sur le pavé mouillé de Shangaï, les terroristes en trench-coat huilé portant sous le bras, enveloppée dans un papier journal, la bombe qu'ils vont jeter sous la voiture du dictateur.

Toute son œuvre est une exaltation de la volonté, et dans son dernier livre, il demande «que la victoire reste à ceux qui ont fait la guerre sans l'aimer».


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