Pierre Daix, «Les Mémoires d’André Malraux», «Les Lettres françaises», 27 septembre – 3 octobre 1967, n° 1201, p. 11-12.

  1. – De la politique

Qui parle ici ? Un écrivain devenu ministre. La réponse des Antimémoires est sans équivoque. Le ministre est un avatar du romancier, comme déjà l'auteur des Voix du silence et de la Métamorphose des dieux. Sans les romans d'autrefois, ces Antimémoires n'auraient ni sens ni crédibilité. Ils prolongent les romans, marquent la continuité de l'homme Malraux, sa justification, son territoire. Leurs chapitres se nomment Les Noyers de l'Altenburg, Antimémoires, La Tentation de l'Occident, La Voie royale, La Condition humaine. Demeure hors du champ de ce premier volume – l'œuvre en comprendra quatre, mais ils ne seront publiés intégralement qu'après la mort de l'auteur et manquent, nous dit une note, à ce tome-ci des passages d'ordre historique – L'Espoir, c'est-à-dire l'Espagne.

Malraux a très bien présenté son livre dans un dialogue avec d'Astier : Les Antimémoires refusent la biographie avec préméditation… En partant des éléments décisifs de mon expérience, je retrouve un personnage, et des fragments d'histoire. Je raconte les faits et décris le personnage comme s'il ne s'agissait pas de moi… Les Antimémoires sont mon vrai livre. Je pense à Proust. Du côté de chez Swan a rendu impossible une nouvelle tentative qui eût ressemblé à celle de Chateaubriand. Proust est un anti-Chateaubriant. Châteaubriand est un anti-Rousseau; j'aimerais être un anti-Proust et situer l'œuvre de Proust à sa date historique.

En réalité – rejet de la chronologie mis à part, mais c'est simplement le fait d'un moderne – ces Antimémoires reviennent au sens primitif des mémoires : relation écrite qu'une personne fait des événements dont elle a été le témoin ou auxquels elle a participé, dit le Robert. Et cette définition, malgré le prétexte d'une croisière-retour aux aventures de jadis, couvre tout le texte de cette première partie. Font événement pour Malraux ses rencontres avec de Gaulle, avec Nehru, avec Mao; ses différentes approches de l'Orient, de l'art, de la mort. On ne le chicanera pas là-dessus. Malraux s'est toujours fait une certaine idée de la vie où l'écriture est liée à l'action. Aujourd'hui qu'il est, non pas ministre comme je l'écrivais au début de cet article, mais ministre-du-général-de-Gaulle, à soixante-six ans, il écrit en homme qui a rempli son contrat avec lui-même. Les Antimémoires sont les mémoires des événements de ce contrat. Du moins cette première partie. Mais elle est significativement révélatrice du projet tout entier.

C'est d'abord un livre politique. Je dis cela avec la haute idée que j'ai, quant à moi, du mot, même si parfois la politique des Antimémoires reste au niveau vulgaire. Malraux n'y est jamais si bien à l'aise que lorsqu'il fait de son livre une tribune. Il se cite d'ailleurs souvent – je veux dire cite souvent ses propres discours – et la part personnelle de ces Antimémoires prend volontiers le ton d'une voix off commentant les images offertes et les propos rapportés, comme s'il s'agissait des spectacles d'un musée imaginaire de la politique mondiale de notre époque.

Que m'importe ce qui n'importe qu'à moi, dit Malraux d'entrée de jeu. Mais il ne faut pas lire trop vite. Cela ne signifie pas que Malraux ne parlera pas de ce qui lui importe à lui, cela signifie qu'il ne parlera d'événements que s'ils importent au plus grand nombre, afin qu'à partir d'eux, Malraux puisse dire ce qui lui tient à cœur. Que répond donc ma vie ? demande-t-il. Et c'est la vraie question de ce livre.

Avec l'inévitable part d'autojustification. Laquelle n'a plus rien de négligeable, comme il fallait s'y attendre, dans tout ce qui touche à la métamorphose de l'auteur de L'Espoir en gaulliste. C'est là que la politique, au sens vulgaire, reprend ses droits et, par exemple, la relation du Congrès du Mouvement de Libération nationale en 1945 ne le cède en rien aux récits par un Paul Reynaud de ses batailles parlementaires.

Était question, à ce Congrès, de savoir si la Résistance, après-Libération, se voulait une. Autrement dit, de savoir si le M.L.N. fusionnerait avec le Front national où se trouvaient, avec d'autres, les communistes. La réponse fut non. Moi j'étais alors à Mauthausen et je n'entendis parler de ces assises, comme on aimait déjà à dire, à l'époque, pour faire noble, que cinq bons mois plus tard. Nous dînions quelques jeunes gens revenus des camps chez des grandes personnes assez ravies d'avoir amené les dernières recrues du zoo chez elles. Les avis étaient partagés, entre elles, sur ce Congrès, mais on nous le racontait pour nous montrer la vitalité, en notre absence, de la Résistance avec la majuscule. Nous autres, là devant, nous débarquions de la planète Mars. J'étais seul communiste, mais ce n'est pas moi qui ai dit que la Résistance était morte à ce Congrès. Moi je pensais aux récits que mon père et mes oncles m'avaient fait de la désunion des anciens combattants après l'autre guerre, la der des ders. L'ancien régime continuait. Et l'on veut que cette poésie plaise à un Français qui fut de la retraite de Moscou ! disait Stendhal. Sous Villèle.

 


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