«Les Nouvelles littéraires», 24 février – 3 mars 1977, n° 2573, p. 5. Malraux prophète de la mort du roman. On disait de «L'Homme précaire», l'ouvrage posthume d'André Malraux, qu'il serait à la littérature ce que «Le Musée imaginaire» est à l'art : une méditation s'exaltant dans le miroir des œuvres. En fait, Malraux ne cesse de remettre la littérature à sa vraie place, qui est précaire… – Jean-Marie Goulemot : «“L'Homme précaire et la littérature” d'André Malraux» (Gallimard, 336 p.) – Olivier Germain-Thomas : «Nous autres chrysalides…»

Olivier Germain-Thomas

 

«Nous autres chrysalides…»

L'imaginaire joue pour Malraux le rôle que les facteurs de production jouent pour les marxistes.

 

«Je travaille peut-être à ma dernière œuvre…», craignait Malraux en écrivant Lazare. Œuvre d'exorcisme, il y évoque la ville des Mille et Une nuits «où tous les gestes humains, la vie des fleurs, la flamme des lampes ont été suspendus par l'Ange de la Mort.» Renvoyons l'image à Malraux lui-même : la mort l'a pétrifié dans son dernier geste, qui était justement de regarder la mort sans ciller et de lui retirer tout pouvoir de fatalité pour le remplacer par l'aléatoire. Les dés roulent. Malraux écrit L'Homme précaire, sa dernière phrase : «Où nous souviendrons-nous que les événements spirituels capitaux ont récusé toute prévision ?», et la mort entre, et le geste reste suspendu dans cette ultime question qui ressemble au point d'interrogation que son chat Fourrure faisait avec sa queue lorsque l'écrivain lui posait des questions métaphysiques.

Tout au long de son œuvre, Malraux nous a certes plus habitués à poser des questions qu'à donner des réponses, et dans cet Homme précaire, l'équivalent détruit l'être fixe de tout texte et lui donne des vies successives selon le nouvel état de la conscience. Nous ne serons plus jamais capables d'entendre Sophocle comme le faisaient les Athéniens et ce que nous y trouvons n'aurait pas été intelligible à l'époque. Il n'y a pas d'immortalité, il n'y a que des vies successives. La métamorphose laisse sur le bord du chemin les œuvres qui n'ont pas cette part nécessaire d'ambiguïté et d'espace vide, qui permettent à chaque époque d'y trouver des miroirs où elles retrouvent leurs visages. C'est dire si cette vision s'oppose à toutes les analyses déterministes issues du marxisme. L'œuvre qui subsiste n'est l'expression particulière d'aucune époque, d'aucune société. Celles-ci ne sont que des décors. C'est dire aussi combien l'écrivain fait partie d'un monde à part, d'une véritable secte : «Baigné par l'imaginaire, le monde parallèle de la secte reste une île. L'extraordinaire est qu'elle assure une provisoire survie, alors que l'immensité laïque est promise à la mort.» Le dialogue de l'écrivain ne s'effectue pas avec le réel de son temps, il s'effectue avec l'imaginaire des autres temps, à travers la métamorphose : «Ce n'est pas à l'état civil que Balzac fait concurrence, c'est à l'Illiade.» L'imaginaire joue pour Malraux le rôle que les facteurs de production jouent pour les marxistes.

 

Une certaine délectation

Que de lacunes dans L'Homme précaire ! C'est en vain qu'on y chercherait la présence des «moralistes», des Montaigne, des La Rochefoucauld ou même des Voltaire qui ont tenté de cerner l'homme sans faire vivre sa part «délirante» si essentielle pour Malraux. Le théâtre lui-même est assez escamoté et c'est seulement chez les Grecs ou chez Shakespeare qu'il trouve les échos obscurs qui appellent la métamorphose.

Membre d'une secte, ayant une «profession délirante», l'écrivain peut-il se passer des dieux ? C'est autour de cette question essentielle que Malraux fait tourner son moulin à prière et c'est à ce mur qu'il se heurte lorsque avec la mort des dieux il constate implicitement la mort de la littérature. Toute la fin de L'Homme précaire, écrite dans la course qu'il menait lui-même avec sa propre mort, oscille entre l'attitude spenglerienne : «Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles» et l'éternel retour selon Nietzsche. La réponse de Malraux : l'aléatoire. Et sa traduction : «Nous autres chrysalides, nous savons maintenant que nous sommes provisoires».

Mais il ne faut pas attendre le papillon comme une certitude. Le hasard l'emporte sur le destin, à moins qu'ils ne se confondent. De toutes les façons, dans ses dernières pages, Malraux a revêtu la robe du prêtre sacrificatoire pour accompagner le corbillard de notre ère et de sa littérature. Il y met même une certaine délectation destructrice comparable à celle de Çiva dansant entouré de feu pour accomplir la destruction nécessaire à toute nouvelle création.


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