Image of «Le Figaro Littéraire», 1er juin 1974, n° 1463, p. 1. André Brincourt : «Berl et Malraux : chassé-croisé».

«Le Figaro Littéraire», 1er juin 1974, n° 1463, p. 1. André Brincourt : «Berl et Malraux : chassé-croisé».

A en croire la fortune du mot fameux de Valéry[1], nous n'avons pas admis sans quelque coquetterie intellectuelle la mort des civilisations. Mais il nous reste à inventorier les péchés mortels.

Dans son dernier ouvrage, et poursuivant en thème de méditation largement amorcé dans les précédents – A contretemps et Le Virage –, Emmanuel Berl dénonce notre crime de lèse-humanité : l'homme est victime de son propre défi. Il a choisi de se grandir en imposant sa loi, c'est-à-dire en s'opposant aux lois de la nature. Le progrès est aussi une revanche sur Dieu. Nous avons pris conscience de la menace que cela représente, depuis que nos savants eux-mêmes ont signalé que l'espèce humaine était ici en jeu. Mais l'intérêt des pages qu'Emmanuel Berl réunit sous le titre A venir se situe ailleurs. Notre chance est que, pour aborder un pareil sujet, nous disposions d'un type de réflexions qui a la fois nous éloigne des bilans techniques et nous ramène par un prodigieux esprit de synthèse à une interrogation fondamentale.

A cet égard, je ne crois pas avoir lu de livre plus dense. Ces cent quarante pages valent cent quarante volumes. Chaque phrase, chaque mot retiennent et excitent la pensée. A tel point qu'il serait vain de prétendre «rendre compte» d'un propos qui fuse dans les directions les plus diverses et chaque fois remet en cause «la question».

Nous avions, dans Le Littéraire du 6 avril, publié en avant-première le dernier chapitre qui s'ouvrait sur l'espoir et la nécessité d'une mutation d'ordre religieux. C'était aussi pour nous l'occasion de remarquer la démarche parallèle d'Emmanuel Berl et d'André Malraux. Il est d'autant plus frappant de les voir se rejoindre dans cette attente imprécise qu'ils s'opposent de plus en plus sur un point précis, lequel – pour l'un et l'autre – apparaît ces dernières années comme le «point d'appui» de leur réflexion : je veux parler du problème de l'art.

La notion du Péché-contre-Nature englobe, chez Emmanuel Berl, tout autre chose que le domaine de la technologie. Curieusement, il met en accusation l'art qui, selon l'expression de Malraux, n'est pas de soumission mais de conquête. Il récuse, au nom du sentiment artistique, toute irrévérence envers la nature. C'est d'un seul coup renverser l'échafaudage esthétique dressé depuis Baudelaire, et nier l'idée même du Musée imaginaire, dans la mesure où celui-ci, accueillant l'ensemble des œuvres, se réfère à ses propres lois et oppose au monde un surmonde vivant dans la mémoire des hommes.

Lorsque Berl écrit : «Le peintre de la réalité (…) doit peindre non ce qu'il a vu – mais ce dont il a rêvé – faute de quoi il sera exclu du Musée imaginaire», l'ironie n'excuse rien. Car il n'ignore pas que le Musée imaginaire n'est pas plus celui des rêves de l'artiste que celui des préférences de chacun – il est, comme le disait Malraux à Picasso : «Le musée des œuvres qui semblent nous choisir plus que nous ne les choisissons

Il serait bien intéressant d'aller plus loin dans cette querelle entre l'auteur des Trois faces du sacré et celui de La Tête d'obsidienne. Je suppose que le glissement vient de l'idée «d'antinature», chère à Malraux au royaume des métamorphoses, et basculant ici du côté de «l'anticulture», juste terreur pour Emmanuel Berl (lequel précise bien qu'il nous met en garde contre «la faillite de notre civilisation technocratique et a-culturelle»).

Nous butons donc sur le mot culture, une fois encore. Je ne pense pas qu'au sens où Emmanuel Berl l'entend, il s'agisse chez Malraux «d'opposer la Nature à la Culture».

Une chose est de reconnaître le privilège de l'artiste, défiant la mort en imposant ses conquêtes, et autre chose de déplorer le combat suicidaire d'une culture technologique qui, selon les termes employés par l'auteur d'A venir, «répand à la fois l'outrecuidance et l'esprit de démission». Mais après tout, c'était l'auteur de La Métamorphose des dieux qui posait la question : «Est-il tellement intéressant d'aller sur la Lune, si c'est pour s'y suicider ?»

Berl et Malraux se retrouvent, certes – mais en chassé-croisé.

[1] «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles


Téléchargement.