Image of «Télé 7 Jours» – Programme du vendredi 6 juillet 1973 – 21 h. 35 – Chaîne 1 – «Plein cadre – Spécial André Malraux», première partie J.-B. Jeener : «Pour Malraux, “Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie”.»

«Télé 7 Jours» – Programme du vendredi 6 juillet 1973 – 21 h. 35 – Chaîne 1 – «Plein cadre – Spécial André Malraux», première partie J.-B. Jeener : «Pour Malraux, “Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie”.»

Télé 7 Jours – Programme du vendredi 6 juillet 1973 – 21 h. 35 – Chaîne 1 – Plein cadre – Spécial André Malraux, première partie

J.-B. Jeener : Pour Malraux «Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie»

«Il est vain de vouloir prétendre à l'expression de sa propre vérité», affirme André Malraux qui, par ailleurs, nous fait remarquer que «l'homme n'atteint pas le fond de l'homme». Dès lors, il est naturel et logique qu'ayant choisi d'écrire des Antimémoires, il n'aime guère parler de lui-même. Il préfère laisser ce soin à ses amis et même à ses ennemis. On sait qu'ils ne s'en privent pas puisque, depuis la parution du livre de Pierre Galante, cinq nouveaux ouvrages ont été publiés, dont le dernier en date, celui de Jean Lacouture, dépasse la biographie la plus documentée pour faire le point sur l'homme et son œuvre.

Il est rare, en effet, qu'une vie soit aussi fortement incluse dans une œuvre au point de s'éclairer sans cesse mutuellement. André Malraux, il est vrai, a toujours été en marche, c'est-à-dire à la rencontre des hommes et des événements. Rien n'est plus éloigné de lui que l'idée de s'enfermer dans quelque tour d'ivoire.

Quand le président Kennedy le reçut officiellement à la Maison-Blanche, il dit à ses amis : «Je suppose que nous voulons tous participer à toutes les expériences de la vie» puis, se tournant vers son hôte, il ajouta : «Mais Monsieur André Malraux nous bat tous».

Cette curiosité agissante n'est pas simple esprit d'aventure. Les deux émissions que nous allons voir à partir de ce soir portent un titre sans équivoque, «L'Action et la pensée». La première nous mènera au Bangladesh; la seconde nous confrontera à «cinq mille ans de civilisation».

Par leur nature même et leur actualité, elles excluent l'idée d'une quelconque explication de soi-même : l'auteur de La Condition humaine, depuis que la Gestapo n'est plus à ses trousses, n'a besoin ni de se cacher ni de se montrer.

Il lui suffit, et c'est autrement significatif, de «transformer en conscience la plus large expérience possible», puis, comme artiste, sinon comme acteur, de tenter de nous la faire comprendre et partager. Pourrait-on, en outre, avoir écrit L'Espoir sans s'interroger sur ce qui pousse l'homme à agir ? La réponse n'est pas facile à donner. Il y faut, pour le moins, pénétrer dans un univers où, comme le souligne Jean Lacouture, «le risque entre en jeu, où pèsent les rapports quotidiens, les responsabilités sociales, les contraintes économiques », autrement dit, accepter de vivre et même vouloir vivre dans le siècle mais pas seulement avec son corps et son courage, avec une pensée sans cesse sur le qui-vive et une mémoire toujours prête à offrir à l'imagination créatrice les points de comparaison qui la feront, toujours, élever le débat sinon le transcender.

La tragique aventure du Bangladesh ou, plus exactement, de ces millions d'hommes contraints à la révolte par une oppression qui les étouffait jusque dans leurs convictions, est la dernière en date des «compromissions» auxquelles s'est livré André Malraux. Son intérêt passionné pour tout ce qui touche à l'homme ne pouvait pas le détourner d'un tel événement. Le temps n'est plus où Max Jacob l'imaginait saisi par la facilité du dandysme… En être le témoin ne pouvait davantage le satisfaire.

 

Un personnage bicéphale

Dans le même mouvement, il n'était pas dans sa nature de se contenter d'agir : il lui fallait encore nous alerter. Cette nouvelle confrontation complète donc, si besoin était, l'image que l'on peut se faire de ce personnage, apparemment bicéphale qui a su allier en lui-même la pensée et l'action, mais aussi l'être et le paraître. Il a, par ailleurs, fixé en deux phrases, les limites de ce risque : «Une vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie»; «On peut tout accepter, hormis l'exploitation de l'homme par l'homme».

On remarquera, cependant, que la réalité à laquelle il a toujours choisi de se confronter, pour la comprendre comme pour tenter de l'infléchir, n'a jamais suffi à l'auteur du Temps du mépris. Elle n'est pour lui qu'un point de départ et même un tremplin dont il convient, parfois, de se méfier sans, toutefois, le refuser jamais. L'écrivain ne récuse ni le ministre, ni le commandant de l'aviation de bombardement de l'Espagne républicaine. Il est présent lorsque la mort le guette au coin du maquis de la dernière guerre et dans les combats d'Alsace où, devenu le colonel Berger, il mène la brigade Alsace-Lorraine. Il l'est encore et toujours lorsqu'il rencontre Mao Tsé-toung ou le Pandit Nehru, l'enfant blond sur les marches d'un temple indien ou, moins insolite, l'humble maire de Collemiers, ce petit village de l'Yonne dont certains habitants, sortant du Moyen Age, regardaient, étonnés et distants, les troupes allemandes qui prétendaient les asservir.

 

Il garde ses distances

Comme eux, Malraux garde ses distances, que sa vie soit en jeu ou non. De même, il ne lui suffit pas de rendre compte de l'aspect des choses et de leur agencement. Artiste, il sait que l'art en propose une interprétation moins élémentaire. Il en a, tout ensemble, le droit et le devoir. Il en fait l'aveu sans détour en affirmant : «La création romanesque, même si l'auteur, comme Tolstoï, attache une grande importance à l'exactitude des faits qu'il rapporte, est irréductible aux disciplines de l'Histoire». On ne saurait donc trouver la clef d'un Malraux dans les faits qui illustrent sa vie, mais il faut passer par eux si l'on veut tant soit peu comprendre la fébrile silhouette qu'il profile sur leur fond mouvant.


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