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«Le Monde», 27 novembre 1976, p. 28. Régis Debray : «Le siècle ou sa légende ?».

Le Monde, 27 novembre 1976, p. 28.

Régis Debray : «Le siècle ou sa légende ?».

 

Dans son article «La légende du siècle», Bertrand Poirot-Delpech m’a fait l’honneur excessif de me situer dans la postérité d’André Malraux. Je voudrais que cesse ce malentendu. Nous ne sommes pas les héritiers de Malraux. Ni ses victimes. Nous sommes ses vaincus. J’admire sa victoire, mais je ne la respecte pas. Passons sur l’écœurant spectacle de tous les paons de haute et bonne cour faisant la roue devant un cadavre. Le culte de Malraux est l’opium de la bourgeoisie française, l’âme d’un monde sans âme, le ciel des terre-à-terre. Que les notaires aient besoin de rêver ne nous empêchera pas de dormir. La vraie souffrance est ailleurs : Malraux a gagné et nous avons perdu.

Voilà donc l’homme qui s’est toujours fichu de la vérité (du savoir en général et des sciences de l’histoire en particulier), qui décida, dès son adolescence, que le monde réel n’existait pas, sinon comme encadrement d’images et accroche-mythes, promu cinquante ans après au rôle de modèle pour ceux dont toute la vie repose ou a reposé sur les deux postulats contraires : la recherche de la vérité et la transformation du monde réel. Je veux parler des militants. Malraux leur a tourné le dos un demi-siècle et à peine s’il ne se retrouve pas leur chef. S’il rit de nous en ce moment, c’est bien pour avoir réussi ce coup superbe. Ce faux retardataire, qui n’a cessé d’appréhender le vingtième siècle avec une philosophie du dix-neuvième siècle, s’est, en fait, installé le premier au cœur de ce qui vient et nous submerge déjà : le mythologique.

Cet homme a longtemps pu se faire prendre pour un communiste, lui qui n’avait jamais mis son nez dans l’opus marxiste ni dans la théorie du socialisme. Lui qui ne s’est jamais demandé si une idée était juste ou non, mais si elle faisait ou non de l’effet, le voilà au sommet de l’intelligence. Mythomane sagace, Malraux a le premier compris que le mensonge n’existait plus au vingtième siècle, pas plus que la vérité. Il a le premier sacrifié l’idée et le réel à l’image. Or tout pouvoir sérieux repose sur l’imaginaire, et Malraux, homme de cinéma, de mise en scène et de décor, était un homme de pouvoir-né, il a compris avant nous tous que la littérature romanesque était finie et qu’aucune fiction n’avait de valeur si elle ne se faisait passer pour témoignage. Cette ambiguïté délibérée et organisée entre la vie de l’écrivain et son œuvre a définitivement indexé l’œuvre d’art sur le pathétique de sa présentation, comme elle a indexé la justesse d’une politique sur la théâtralité de ses apparences. L’intrusion des techniques publicitaires au royaume des belles-lettres, c’est aussi le coup de génie de Malraux dans les années 20. Il savait avant nous que la légende aurait raison de la lecture.

L'émetteur marxiste ayant suspendu ses transmissions, les ondes du vrai se sont brouillées. Quant au monde tel qu'il est, il s'évanouit derrière l'équivoque prolifération de ses signes. Lorsque le vrai est devenu un peu faux, les convictions poreuses, les raisonnements suspects et tous les combats un peu douteux, c'est alors que l'homme qui s'est moqué de la logique et du réel peut s'imposer à nous par le frisson, le même frisson qui a sacralisé les stars de cinéma et les chefs de gouvernement. Les hommes marchent au frisson. Ou on les fait marcher. Malraux a su y faire.

Nous autres, nous avons perdu, et d'abord notre temps : sur les bancs de l'école d'abord, à démêler le vrai du faux, Marx de Hegel, Engels de Ricardo. Après quoi il a fallu s'engouffrer dans les tunnels sans débouchés de la politique, ces labyrinthes poisseux où il faut une semaine pour fabriquer une bombe qui explose une fois sur dix – quand Malraux-Tchen ne ratait jamais ses coups parce qu'on n'a pas besoin de chimie ni de récipient ni de balance pour décrire génialement un attentat fantasmatique contre Tchang Kai-chek. Il a fallu s'épuiser dans six cents réunions interminables, oiseuses et sans effet visible. Nous n'avons même pas ramené de photos. Car quand je suis parti pour l'Amérique latine, où j'ai passé dix ans à ne rien faire d'exceptionnel, c'était platement pour faire de la révolution une politique – y compris sous les armes.

J'envie Malraux d'avoir vécu un temps où l'on pouvait ne pas perdre son temps. Et je lui en veux, car en consacrant, comme il l'a fait, l'engouffrement de l'histoire dans la mythologie, du faire dans le faire savoir, des actions et des œuvres derrière les personnages, il a frappé de dérision tout ce qui a fait notre peine. J'aimerais être sûr que nous aurons une revanche.

Reste que cet agnostique fut le dernier religieux dans un monde d'incrédules. Religieux étant celui qui sait parfois sacrifier ses différences à une communion; celui qui sait qu'il y a des guerres justes, mais qu'il n'y a pas d'armée innocente, et qui, le sachant, accepte de s'enrôler dans une armée pour faire la guerre. En un temps sans fraternité, d'où le combat a disparu, avec ses moines et ses soldats, en un temps où il n'y a plus que des moustiques très intelligents, c'est ce Malraux-là que je respecte : par-delà le bien et le mal, en deçà du vrai et du faux, sans doute, mais jamais entre deux chaises.


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