Jean-Louis Barrault : «Réponse à Malraux. – Ce qui fait de nous des hommes libres», Le Nouvel Observateur, 16 au 22 septembre 1968, n° 201, p. 44-45.
Vidé comme un valet du Théâtre de France, où jadis Malraux l'avait installé, Jean-Louis Barrault confie au Nouvel Observateur l'exclusivité de sa seule réaction publique.
Le 12 mai 1968, revenant de Londres où nous avions passé deux semaines dans une atmosphère de succès, de chaleur humaine, de courtoisie, de fantaisie et de liberté, notre troupe retrouvait Paris. Le Théâtre de France, après neuf années d'efforts, le Théâtre des Nations, après trois ans de vie nouvelle, semblaient à leur zénith. Cependant, le quartier Latin se trouvait enfiévré par les barricades, enfumé par les premières grenades lacrymogènes.
Trois jours plus tard, notre ministère de tutelle nous ordonnait d'ouvrir les portes aux étudiants insurgés. Ce fut alors, pendant un mois, une mêlée indescriptible. Etait-ce une kermesse, une révolution ? En fait : un extraordinaire élan d'une jeunesse qui explosait de vitalité et d'espérance. Qui oserait le nier, même si cela dérange ?
Mais rien n'est simple. Cela devint peu à peu un mélange d'enthousiasme et de haine, d'idéal et de bassesse, de générosité et d'hypocrisie. Guitaristes des rues, montreurs d'ours, singes dressés, famille avec leurs bébés, pavés, cocktails Molotov, amours dans les couloirs, cantines, armes, déguisements, ambulances, graffiti, exposés passionnants, terreur verbale. A peine Figaro prenait-il la parole qu'un Saint-Just spontané l'envoyait à la guillotine. Le romantisme libertaire était aussitôt contré par les morales de demain…
Et le 14 juin, la police ayant reparu, tout rentra dans l'ordre gris. L'Odéon, vieux Parisien du carrefour Danton, qui avait connu Marat, la statue de Jean-Jacques Rousseau, les «Glorieuses», 1848, qui s'était appelé successivement Théâtre Français, Théâtre Egalité, de l'Empereur, Théâtre Royal, de l'Impératrice, de nouveau Odéon, Luxembourg, Théâtre de France, se trouvait une fois de plus meurtri, blessé à mort, à moitié détruit, âme brisée.
