Roger Stéphane, «Pourquoi le combattant de la guerre d'Espagne est-il devenu ministre ? L'itinéraire politique de Malraux», «Candide», 15 novembre 1965, p. 19-21. Extraits du «Portrait de l'aventurier».

Roger Stéphane, «Pourquoi le combattant de la guerre d'Espagne est-il devenu ministre ? L'itinéraire politique de Malraux», Candide, 15 novembre 1965, p. 19-21. Extraits du Portrait de l'aventurier.

 

«L'itinéraire politique de Malraux» est un chapitre extrait du livre de Roger Stéphane Portrait de l'aventurier qui paraîtra le mois prochain chez Grasset.

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Ils ne sont pas rares, en 1965, les jeunes gens que le destin de Malraux déconcerte. Parce qu'ils ont lu Les Conquérants, La Condition humaine, l'Espoir, et qu'ils ont identifié Malraux avec l'épopée et les mythes révolutionnaires qu'il évoquait, ils comprennent mal sa participation au gouvernement du général de Gaulle.

A une seule exception près (La Lutte avec l'Ange qui date de 1943) tous les romans de Malraux ont été écrits et publiés entre 1928 (Les Conquérants) et 1937 (L'Espoir). L'œuvre de Malraux est une œuvre d'avant la Seconde Guerre mondiale; elle en est même, dans une certaine mesure, annonciatrice : dans L'Espoir, Malraux ne laisse pas d'annoncer que les grandes manœuvres sanglantes du monde étaient commencées. Pendant deux ans, l'Europe avait reculé devant la constante menace d'une guerre que Hitler eût été techniquement incapable d'entreprendre.

Les hommes de ma génération ont vu se dévaluer l'adjectif «fasciste» – qui finit par désigner n'importe quoi, par servir d'invective polémique. Nous l'avons vu ainsi se déprécier alors que nous gardions encore présent à l'esprit le souvenir de la réalité qu'il recouvrit voici vingt-cinq ans. Le fascisme, à l'époque, n'était point une injure, mais un régime politique qui dominait la moitié de l'Europe. L'Allemagne et l'Italie étaient fascistes : l'Allemagne de 1939 comprenait l'Autriche et la Tchécoslovaquie; l'Italie avait annexé l'Albanie. La peur du communisme, et surtout de la Russie des Soviets, avait conduit beaucoup de pays situés entre l'Allemagne et la Russie à adopter des régimes sinon fascistes du moins fascisants : la Hongrie avec le régent Horthy, la Pologne avec ses colonels, la Bulgarie et la Yougoslavie avec des souverains autoritaires. A l'époque, les tyrannies n'étaient pas débonnaires. L'autorité s'accompagnait de persécutions, ethniques ou politiques. Il ne se passait guère de mois sans que l'on se décrive, dans les revues de gauche qui existaient alors («Europe» ou «Commune»), les tortures qu'enduraient les opposants des pays d'Europe orientale. La torture n'est pas née avec la Gestapo… Plus le fascisme s'étendait, plus il croyait à sa pérennité : Hitler ou Mussolini évoquaient complaisamment les mille ans d'ordre nouveau qu'ils instaureraient.

Ils rencontraient quelques échos en France; la montée de la gauche, représentée par cette alliance historiquement connue sous le nom de «Front populaire», inspirait une grande frayeur aux conservateurs traditionnels. Il y avait ainsi, par une étrange aberration des ultra-nationalistes qui, devenus insensibles au péril allemand depuis qu'il s'était confondu avec la cause de «l'ordre», essayaient d'étendre cet «ordre» à ce qu'ils appelaient «l'Occident» – et pour commencer, à la France. Les maurrassiens voyaient dans le fascisme une forme intéressante de cette contre-révolution qu'ils n'avaient cessé de prôner : l'on a du mal aujourd'hui à imaginer à quel point Maurras, et ses sophismes quotidiennement renouvelés, pervertit les esprits.

Les positions se raidirent à l'occasion de la dernière expédition coloniale de l'histoire : c'est en 1935 qu'un pays d'Europe tenta, pour la dernière fois, d'instaurer, sur un autre continent, un régime colonial : l'Italie envahit l'Abyssinie. L'intelligentsia française commença à se séparer en deux blocs antagonistes.


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