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Claude Mauriac, «Malraux ou l'éternel humanisme», «La Gazette des Lettres», 12 octobre 1946, p. 1 et 7.

Malraux ou l'éternel humanisme

 

La plupart des livres d'André Malraux étant introuvables, les Scènes choisies récemment publiées permettront à ceux qui la connaissent imparfaitement de s'initier à quelques-uns des thèmes de cette œuvre importante.

On n'a pas assez mesuré combien Malraux est plus profondément révolutionnaire qu'il n'apparaît. En effet, la plupart de ses commentateurs se sont arrêtés au caractère social de sa protestation, sans comprendre que la transformation de la société n'est qu'un des aspects du total renouvellement souhaité par cet homme qui, beaucoup plus qu'un politique, est un artiste, et beaucoup plus qu'un révolutionnaire – au sens traditionnel du mot – un humaniste. D'où la stupeur incompréhensive et navrée de ses anciens camarades communistes qui, s'étonnant, comme M. Georges Mounin, de voir Malraux retrouver «tout ce dont il semblait s'être délivré : angoisse au regard du destin de l'homme, absurdité du monde, obsession de la mort», se scandalisent de ce que «Pascal reprenne possession de lui tout entier». C'est peut-être que, même pour ceux qui n'ont pas la foi (chrétienne ou communiste) Pascal est dans l'ensemble, plus vrai que Marx ? M. Mounin a bien de la chance s'il s'est vraiment délivré de l'angoisse d'être homme et mortel. Malraux, lui, ne peut retrouver cette anxiété puisqu'elle ne l'a jamais abandonné. Tout au plus a-t-il essayé d'y remédier, avec le souci accru de résister le moins égoïstement, le plus efficacement possible. D'où encore l'évolution de son art, dans ce chemin qui va du fanatisme de la différence, manifesté par ses premiers écrits, à la passion de la fraternité, qui lui fut par la suite découverte, sans l'empêcher pour autant de se consacrer à la recherche d'une communion plus fondamentale encore. D'où, enfin, sa collaboration momentanée avec les communistes qu'il aurait bien voulu, s'il l'avait pu, changer en totale et définitive adhésion. Mais il ne pouvait être question pour lui d'abandonner à la porte d'un nouveau temple cette inquiétude et cette conscience dont il savait, une fois pour toutes, qu'elles étaient les seules certitudes qui fussent accordées à l'homme.

L'insertion de l'homme dans l'histoire fascine Malraux dans la mesure où, en le limitant, elle contribue à le définir. Longtemps l'a frappé la civilisation nouvelle née de la révolution capitaliste et la contre-révolution que celle-ci appelait.

C'était l'homme du XXe siècle, en ce que celui-ci présentait de plus nouveau, que mettaient en scène Les Conquérants, La Condition humaine, Le Temps du mépris, l'Espoir. Nous y assistions au conflit de ces neuves exigences, de ces assujettissements récents, avec les éternels esclavages de l'humanité, avec ses hantises de toujours. Mais il y était transposé sur le plan de l'art. Et, de Moscou même, Malraux n'hésitait pas à proclamer, en 1934, que «les mots d'ordre du communisme complétaient mais ne détruisaient pas ceux des plus grandes époques individualistes».

L'épreuve de 1940 lui rappela avec une particulière acuité ce qui, en cette humanité, demeurait depuis des siècles inchangé, non pas encore cet absolu qui s'appellerait l'Homme, objectif ultime de sa recherche, mais ce relatif qu'est l'homme d'une ère précisément localisée dans la suite des temps et qui, pour l'essentiel, est cependant le même il y a mille ans et aujourd'hui . «On ne se défend qu'en créant» disait déjà le Garine des Conquérants. Et nous pouvions lire dans Le Temps du mépris : «Qu'est-ce que la liberté de l'homme, sinon la conscience et l'organisation de ses fatalités ?»

Voici donc le lien qui réunit les hommes des époques les plus reculées à ceux des civilisations grecques, gothiques ou atomiques. Malraux découvre que «chaque structure mentale tient pour absolue, inattaquable, une évidence particulière qui ordonne la vie», à défaut de laquelle l'homme serait écrasé par le chaos originel et qui lui est ce qu'est au poisson l'aquarium. La forme de leur fatalité définit donc les civilisations, jusqu'au moment où elles s'élèvent au-dessus de leur fatalité même en un rétablissement spirituel qui les définit mieux encore.

C'est à cette nouvelle prise de conscience que s'attache l'effort d'André Malraux depuis La Lutte avec l'ange et la Psychologie de l'art, ouvrages par malheur en partie détruits – principalement le second dont il ne reste plus que des fragments. Recherchant ce qui fonde la notion d'homme, notre auteur trouve sous la multiplicité des structures mentales et sous les mythes, croyances et religions auxquels elles ont donné naissance, une donnée permanente de millénaire en millénaire et en tous les lieux du globe : la constante exigence d'un ordre apporté par l'homme au désordre du monde. Introduire la volonté dans ce réflexe, faire de cet instinct une intelligence, tel sera l'objectif que se propose le nouvel humanisme. A ce monde intelligible, Malraux n'avait du reste jamais renoncé. Que ses personnages choisissent le plaisir ou l'amour, l'aventure ou le combat, la révolte ou la révolution, leur volonté restait la même. Il s'agissait toujours pour eux d'organiser l'inhumain chaos dans lequel est plongé l'humanité. Se soumettre le monde, le posséder, semblait déjà aux interlocuteurs de son premier livre La Tentation de l'Occident, une constante européenne. Il devait découvrir par la suite qu'il s'agissait plus encore d'une constance humaine, le destin de l'homme étant de lutter contre l'inhumain; son devoir, de donner un sens à l'aventure humaine; sa dignité, de ne pas refuser l'homme.


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