Cet homme de soixante-dix ans – tout de même un peu voûté, le visage excessivement mobile, l'élocution malaisée – que nous montre la télévision, le samedi soir, est donc André Malraux. Le romancier de l'action héroïque, le mémorialiste qui reconstruit le siècle à sa manière, le critique d'art qui survole les civilisations, l'aventurier, l'aviateur, le partisan, le ministre, le cinéaste… Que de facettes pour un seul personnage ! Quelle légende déjà de son vivant !
Il n'y a pas de grandes personnes
Tandis que ce conteur fatigué, à l'air ambigu de vieux mandarin, poursuit son passionnant monologue et par la parole éclaire ce qu'il a écrit, comment ne pas songer à ce passé lourd et divers ? Les héros, donc, parfois vieillissent; l'aventure ne les emporte pas toujours dans son tourbillon et, sur le tard, ils peuvent encore témoigner de ce qu'ils furent et qu'ils ne cessent d'être. Malraux, lui-même, a dit qu'il ne se sentait pas vieillir; sans doute est-ce que rien n'a pu encore l'user et qu'il n'a jamais cru qu'un homme puisse avoir successivement plusieurs âges. Parce qu'il a très tôt réglé son compte à l'enfance et que, contrairement à la plupart des écrivains, c'est à l'âge d'homme qu'il a réellement commencé de vivre. Et, dès le début des Antimémoires, il semble faire sienne cette phrase de celui qui fut l'aumônier du Vercors : «Le fond de tout, c'est qu'il n'y a pas de grandes personnes».
Pourtant, il n'a cessé d'être hanté par la mort. Il l'a frôlée plusieurs fois : dans cet avion qui l'avait conduit sur les traces de la reine de Saba et qui fut pris dans l'orage au-dessus des déserts arabes; dans ce char qui tomba dans un trou à la merci des obus allemands; dans cette cour où il se trouva devant un peloton d'exécution qui se contenta d'un simulacre; dans cette prison où il échappa de peu à la Gestapo. Et les siens autour de lui sont morts tragiquement.