Image of Jean Farran : «André Malraux – Un soir dans le désert d'Egypte il croit entendre la question que pose le Sphinx sous les étoiles : Le pourquoi des chefs-d'œuvre», «Paris Match», n° 451, 30 novembre 1957, p. 44-57.

Jean Farran : «André Malraux – Un soir dans le désert d'Egypte il croit entendre la question que pose le Sphinx sous les étoiles : Le pourquoi des chefs-d'œuvre», «Paris Match», n° 451, 30 novembre 1957, p. 44-57.

Une petite statistique de rien du tout ouvre la porte à la rêverie : en 1956 il y a eu aux Etats-Unis et au Japon plus d'entrées dans les musées que dans les stades. On savait déjà que 4 millions de New Yorkais avait défilé devant les tableaux de Van Gogh, que 120.000 Français avaient acheté le gros livre de Malraux sur l'art : Les Voix du silence, on savait que le Louvre, les Offices, la National Gallery faisaient salle comble, on n’avait pas mesuré la hauteur de la vague.

Mais il ne suffisait pas que le monde entier se passionnât pour les œuvres d'art, voilà que chaque civilisation se passionnait pour les œuvres des autres : les Parisiens se battaient pour voir les Aztèques, les Russes faisaient queue à l'Ermitage où ressortaient les impressionnistes, et les Japonais bayaient d'admiration devant les toiles de Braque.

C'est un évènement considérable : le temps et l'espace ne comptent plus en matière d'art : ce que la science n'a pu faire, ni la charité, ni l'hygiène, l'art l'a réussi. Le monde possède sa première tunique sans couture : tel chef-d'œuvre vieux de vingt ans ou de six siècles, né dans la vieille Europe ou dans l'Asie lointaine, est aujourd'hui un même sujet d'amour et de respect pour un Belge, un Camerounais, un Australien, un Chinois ou un Cambodgien. L'Histoire dira que la seconde moitié du XXe siècle a vu naître la première civilisation mondiale.

Si Baudelaire, qui ne fait jamais état d'une œuvre antérieure à la Renaissance, était par quelque miracle amené à visiter le Louvre actuel, il serait stupéfait de sa visite. Il verrait que la sculpture qu'il tenait, comparée à la peintre, pour un «art de Caraïbes», a pris une place énorme et que l'œuvre d'art qui l'accueille est une statue, la Victoire de Samothrace, glorieuse sous les projecteurs, inconnue de son temps. Côté peinture, il découvrirait un musée envahi par les primitifs, telle cette Pietà médiévale trouvée à Avignon, sous laquelle il pourrait lire : «Ce tableau est parfois cité comme l'œuvre la plus importante de la peinture française». En un mot, si Baudelaire pouvait feuilleter le catalogue imaginaire de toutes les œuvres d'art qui nous sont parvenues, il verrait, des rois de Chartres aux figures océaniennes, se définir un art qu'il n'avait pas imaginé.

Très vite, cette intemporalité et cette universalité de l'art – toutes récentes – amènent à poser une question, la question : «Mais qu'est-ce qui unit pour nous, dans une présence commune, les statues des plus anciens pharaons et celles des princes sumériens, celles que sculptèrent Michel-Ange et les maîtres de Chartres; les fresques d'Assise et celles de Nara, les tableaux de Rembrandt, de Piero della Francesca et de Van Gogh, ceux de Cézanne et les bisons de Lascaux ?»

Cette question présente un premier avantage, c'est d'être une réponse; elle implique que quelque chose relie ces œuvres entre elles et, du même coup, se trouvent gommées toutes les théories sur l'art qui cesse alors d'être la recherche d'un réalisme ou d'une idéalisation, ou une vision particulière, ou l'expression de l'individu ou même le seul plaisir de l'œil.

«Le monde de l'art est un autre monde».


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