On a peine à imaginer Le Vaneau sis au 1bis de la rue du même nom, une « combinaison de logement » destinée à fixer le nomadisme de Gide sans peser sur sa liberté et en le délestant des contraintes matérielles de la vie pratique. Il fallait aussi loger sa « famille », une sorte de famille recomposée : Elisabeth Van Rysselberg, la fille de la Petite Dame et la mère de leur enfant, Catherine, Madeleine, la femme de l'écrivain, Marc Allégret et son studio-photo, plus tard Pierre Herbart qui épousera Elisabeth. Maria Van Rysselberg, la femme du peintre flamand, Madame Théo, ou Madame de Saint-Clair, ou plutôt « La Petite Dame » (elle était haute comme trois pommes) obéira à ce « despotisme naïf » et sera l'auteur de ce petit miracle. Leurs deux appartements, au même étage, un sixième inondé de soleil, communiqueront par le palier transformé en antichambre commune. Il ne fallait pas moins d'un amour sans espoir converti en adoration perpétuelle pour l'accomplir.
La Petite Dame pour autant est tout aussi marginale que son grand homme. Veuve de Théo en décembre 1926, elle vit alors rue Jean Lorrain, juste en face de la Villa Montmorency, avec sa fille Elisabeth et sa petite-fille, Catherine, née d'un rapprochement savamment concerté par la mère avec l'écrivain. Elle entretient aussi une liaison saphique avec « Loup », autre groupie de Gide, femme de lettres mariée à un riche industriel luxembourgeois dont la villa de Cabris hébergera régulièrement pendant plus de trente ans « la famille Gide ». Et c'est cette Loup, elle aussi éprise vainement de Gide, qui priera son amie « à la mémoire précise et scrupuleuse » et au « jugement sûr » de tout noter de lui. « Plus de détails, plus de détails, disait M. Leuwen à son fils, il n'y a d'originalité et de vérités que dans les détails ». Mission accomplie jusqu'au dernier souffle de l'écrivain, à son insu ou avec sa tacite bénédiction ? Le mourant escamotera la réponse : « Vous m'entendez bien ? » (Vague signe). « Il y a quelque chose que je voulais vous dire depuis quelque temps : vous avez toujours déploré de vivre au milieu de muets, eh bien ! Sachez que je tiens depuis trente ans un journal de votre vie où j'ai relaté tout ce que j'ai pu, n'ayant qu'un souci : vous montrer dans votre intégrité ». Visage impassible : petit geste pour m'arrêter, puis : « Au revoir ». Dans un éclair, j'ai la certitude qu'il m'éloigne pour mieux absorber, comprendre ce que je viens de lui dire, puis cela s'efface. Non, sans doute rien n'est entré en lui et mon geste fut vain». Pas si sûr.
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