Image of A/1934.10.15 — «Arts et Métiers graphiques», n° 43, 15 octobre 1934, p. 32-36. André Malraux : «Un graveur de 8 ans J.J.J. Rigal».

A/1934.10.15 — «Arts et Métiers graphiques», n° 43, 15 octobre 1934, p. 32-36. André Malraux : «Un graveur de 8 ans J.J.J. Rigal».

A/1934.10.15 — Arts et Métiers graphiques, n° 43, 15 octobre 1934, p. 32-36.

André Malraux : «Un graveur de 8 ans J.J.J. Rigal»

 

Les œuvres d'enfants, par leur pureté même, posent plusieurs questions subtiles.

Leur première qualité est dans l'œil du spectateur. Alors que la littérature demeure liée à l'expérience essentielle d'un temps, au moins par ce qu'elle exprime non d'art mais d'expérience humaine, les arts plastiques déshumanisés et liés à une mince collectivité d'amateurs vivent dans une sensibilité de plus en plus «spécialisée», et le lieu où doit la chatouiller l'œuvre nouvelle est presque prévisible. L'appel du spectateur est ici particulièrement pressant, et la sensibilité esthétique, intoxiquée comme un homme, appelle comme un homme sa nouvelle drogue. Depuis la guerre, tous les artistes européens ont un point commun : la lutte contre les moyens apparents de l'art. La lutte contre l'habileté, et, au-delà, contre tout ce que peut ajouter, à un élément représenté, la volonté de beauté, à quoi il s'agit de substituer la volonté d'expression. Il suffit de penser à tout ce que la première doit à la Renaissance pour voir qu'il s'agit de substituer aujourd'hui un monde soumis à l'homme à un homme soumis au monde, ou plutôt aux mythes d'un monde; exactement, de remplacer le mythe d'un monde par le mythe d'un artiste.

Le mythe d'un monde est lié à des moyens; de Cimabué à Raphaël, les moyens ne cessent de grandir dans un accord général, dans une atmosphère qui serait aujourd'hui celle du perfectionnement des machines. Or, le mythe d'un artiste est inséparable d'une suppression apparente de ses moyens, de la mise en valeur de tout ce qui isole une sensibilité. D'où le goût actuel des œuvres que leurs moyens ne peuvent dominer, celles des primitifs, des fous et des enfants.

Mais ce monde des dessins d'enfants, qui nous est apparu d'abord comme constant, semblable à lui-même, commence à se différencier à nos yeux.

Le premier caractère des œuvres que voici est qu'elles sont pour la plupart dues à une technique complexe. Je ne veux pas concevoir la pointe-sèche comme un travail de trapéziste; moins encore le monotype. Cependant, nous y rencontrons à la fois un hasard plus grand que dans le dessin, et une rigueur plus grande. Rigueur, à cause de tout ce qui pourrait détruire l'œuvre; hasard, par tout ce que l'épreuve ajoute ou supprime à l'intention du graveur. Nous sommes ici dans un jardin de hasard taillé avec bonheur : taille faite d'œuvres supprimées et sans doute du choix par l'enfant même d'un mystérieux domaine de taches senti par lui comme une écriture, comme une musique obsédante, comme un phantasme, et préféré à tous les autres. Il est clair que de telles gravures, préméditées, impliqueraient chez un homme un dépouillement prodigieux de la sensibilité; chez un enfant, elles font penser à des papillons pris au filet dans des rêves.

Et pourtant, elles sont l'expression d'un don très rare : il suffit de regarder des œuvres d'enfants pour voir combien celles-ci se trouvent isolées. Ce don, peut-être est-il né d'une rencontre : celle du goût des enfants pour la tache de couleur et de la nécessité de l'exprimer par le noir et blanc. Je ne connais pas de lavis d'enfant en noir : dessins, ou peintures en couleur. Comme en Asie, et par des moyens opposés, nous sommes en face de la nécessité d'exprimer par le noir et blanc le domaine précis de la couleur, je dirai presque l'amour de la couleur. D'où, à la fois, cet élément troublant, cette délicatesse et cette intensité.


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