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A/1948.06.26 — André Malraux, «18 juin 1948», «Le Rassemblement», 26 juin 1948, p. 1.

18 juin 1948 par André Malraux

 

Les notes de la sonnerie «Aux morts», qui semblaient descendre, avec les lentes et solennelles nappes de la pluie, vers Paris étendu au pied du Mont-Valérien, sont partout de celles qui suggèrent avec le plus de force l'écoulement des choses. Le battement éphémère des hommes montait de la ville comme le bruit des vagues vers le mur où les survivants commémorent les marins perdus en mer; et nous pensions que si, un jour, palais et maisons sont reconquis par la forêt primitive, peu de lieux seront aussi dignes que ce mur poignant, et peut-être encore debout sous ses arbres indifférents, de devenir dans la mémoire des hommes des hauts lieux de la volonté.

 

Il y a huit ans, un homme possédé par la France opposait à toutes les voix qui se voulaient celles de l'évidence et de la raison, le «Non» sur lequel allait une fois de plus se fonder notre Histoire. Et pendant quatre ans, des Français de toutes conditions, de toutes fois, de toutes convictions, rassemblés aujourd'hui dans le seul monde où les Français se rassemblent sans peine : au fond fraternel de la mort, protégèrent par leur vie souterraine, l'âme vacillante de la France qui pour eux n'était que conscience et résolution. 

Comme cet acharnement plonge dans le temps, à l'heure ou semble la recouvrir, bien mieux que les sirènes dérisoires de Verdun, l'immense chuchotement des abandons ! Mais il appelle bien moins la fermeté de Sparte, de Rome et des Catacombes, que le monde en gestation sous nos yeux : le dialogue qui s'établit aujourd'hui entre les noms oubliés de ce petit fort sanglant, les noms encore gravés dans la pierre de Fresnes, et ces discours parlementaires qui engagent le destin du pays sans parvenir à engager son attention, c'est le dialogue du XIXe siècle et du nôtre.

La politique du XIXe siècle, celle des nations comme celle des Parlements, a voulu voir dans l'accommodement la suprême valeur politique. La vie parlementaire en était faite; la vie des nations, beaucoup moins. Nous savons maintenant à quoi conduisit un accommodement illustre, qui s'appelle Munich.

Vichy n'en fut pas autre chose que la dernière expression; à vouloir à tout prix concilier, on va de Paris à Vichy, de Vichy à Montoire, et de Montoire à Sigmaringen. Et le maréchal Pétain, de sa chambre au château des Hohenzollern, pouvait regarder mourir, avec ce siècle qu'il avait traversé, la volonté d'accommodement qu'il avait incarnée après l'avoir jadis réprouvée, et l'autre folie du siècle : l'épée pour l'épée.

Car il est clair que la loi du monde est plus complexe que la force et que les empires fondés par le glaive retombent presque aussi vite que la tourbillonnante poussière des armées. Il est clair que la négociation (mais pas toujours le compromis) est parfois nécessité; mais non qu'elle soit l'âme de l'Histoire. L'âme de l'Histoire, sous la cuirasse romaine comme sous la robe de Gandhi, c'est la volonté.

Bien sûr, face à ses alliés et non à ses ennemis, il faut que la France discute; mais il faut d'abord qu'elle sache ce qu'elle veut, et pourquoi. C'est dire qu'il faut d'abord qu'elle soit. Si elle ne peut que s'incliner, hélas ! que nul ne vienne en son nom justifier l'abandon. Il y a longtemps qu'on a dit que le plus subtil poison de la défaite et de la servitude, c'est que, pour se justifier de les subir, les hommes finissent par les aimer.

Que notre siècle soit ou non celui de la force, il est celui de la décision, et de la persévérance dans la décision. Les avocats les plus persuasifs de l'antigaullisme ne furent pas les gens de Laval, mais ceux qui disaient : «Plus tard, plus tard…» Si la France redevint la France, c'est que l'appel du 18 juin fut lancé le jour même de l'abandon, et n'a jamais été mis en question depuis. Il n'est pas nécessaire de réussir pour persévérer, dit la devise de Guillaume d'Orange. «Mais Guillaume d'Orange n'a pas mal réussi pour moi, répond la Hollande : il m'a sauvée.» «Gagnons du temps, chuchote la politique. — A quel prix ?» répond la France.

Tel est le dialogue que je croyais entendre, entre les vieux fossés du Mont-Valérien et la petite flamme indomptable qui rayonnait de tristesse sous la pluie, mais dont le grésillement couvrait, pour l'avenir, la rumeur de Paris somnambule étendu devant elle.


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