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A/1948.10.02 — André Malraux, «La terre brûlée», «Le Rassemblement», 2 octobre 1948, p. 1.

La terre brûlée, par André Malraux

 

La France existe-t-elle encore, même en tant que puissance moyenne ? demandent des journalistes anglais. Et comment assurera-t-elle sa défense en cas de conflit.

— La France perd en ce moment beaucoup de batailles, mais nous avons gagné six semaines, répondent les partis.

 

Sans nouvelles augmentations de salaires, sans nouvelles subventions, l'Etat est en déficit d'un milliard par jour.

Aussi longtemps qu'il en sera ainsi, toutes promesses d'ajuster les salaires aux prix, et de refaire la France, seront des calembredaines.

Tout le monde le sait. Alors, de quoi s'agit-il ? Pour les partis, de durer.

 

La France, aussi atteinte qu'elle soit, n'est pas encore exsangue. Les prix montent ? Contentons-nous d'augmenter les salaires; ce qui fait monter les prix, puisqu'il n'est pas plus question de stabilisation que de stabilité. Recommençons. Quant à ceux qui ont espéré manger, ils repasseront. Ils repassent, en effet. Mais s'en lassent.

L'aide américaine permet de gagner du temps, l'inflation aussi. Un jour, il n'y aura plus rien.

Alors, on s'en ira. Dignement, si l'on peut. Mais pas trop mécontents : car on espère bien que la situation pourra être redressée que dans les conditions les plus dures… Et qu'on pourra dire : «Nous, nous étions la belle époque.»

La belle époque de la drôle de guerre. Qu'a suivie l'autre.

Les parties appliquent de plus en plus systématiquement une tactique dont le nom est bien connu : celle de la terre brûlée.

Gagner du temps, se retirer devant le suffrage universel d'abord, la France ensuite, et assurer sa retraite par la destruction. La plupart des Français ignorent qu'ils paieront cette retraite dérisoire. Plus que la terre brûlée, c'est la terre empoisonnée. Au bénéfice des communistes qui, eux, continuent leur jeu depuis dix-huit mois : empêcher le relèvement du pays, qui l'entraînerait vers l'Occident. Ils savent que moins les partis représenteront la nation, plus elle sera faible, plus on remplacera la conscience nationale par la démocratie à la sauvette, mieux pourra être fait le lit des Cosaques. A travers le ballet de leurs abstentions et de leurs appels aux élections, les communistes tiennent moins, en France, à leur pouvoir qu'à l'absence de pouvoir. Mais ceux-là, du moins, savent ce qu'ils font.

 

«L'herbe ne repousse pas sous les pas de mon cheval» disait Attila. Puissions-nous à temps faire renaître les moissons de jadis sur ce sol ravagé par les sabots des ânes !

Etrangère, paralysée, la France, immobile dans la nuit, regarde s'étendre le rougeoiement. Comme Jeanne d'Arc regardait la première flammèche monter vers le bûcher. Mais ce bûcher-ci sera éteint, dussent ceux qui l'éteindront s'y brûler les poings.


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