Image of A/1950.01.10 — André Malraux : «Bretons de Sein que pensez-vous en écoutant la radio ?…», «Carrefour», 10 janvier 1950, n° 278, p. 1.

A/1950.01.10 — André Malraux : «Bretons de Sein que pensez-vous en écoutant la radio ?…», «Carrefour», 10 janvier 1950, n° 278, p. 1.

A/1950.01.10 — André Malraux : «Bretons de Sein que pensez-vous en écoutant la radio ?…», Carrefour, 10 janvier 1950, n° 278, p. 1.

 

La radio nous apprend que la Monnaie vient d'achever la médaille qui doit commémorer la participation légendaire de l'île de Sein à la Résistance française, et nous suggère le même jour quelques opérations politiques dont les ombres se détachent bien curieusement sur ce fond de morts roulés par l'Océan.

C'est aussi par la radio que l'île de Sein entendit, aussitôt après l'annonce de la défaite : «La France n'a pas perdu la guerre. J'appelle à me rejoindre tous les hommes appartenant aux forces de terre, de mer…» De mer : les Iliens, comme ils continuent de se nommer, se réunirent autour de leur recteur ainsi qu'ils le font depuis des siècles. Ils décidèrent que tous les hommes valides devaient rejoindre les forces navales françaises libres – et partirent le lendemain.

Banale et poignante image, où les coiffes noires qui claquent au vent atlantique suivent l'humble flottille du même regard dont d'illustres figures blanches regardèrent partir les barques grecques qui ralliaient les vaisseaux de Salamine… Là-bas, la France coule sur les routes, lente poussière soulevée par les chars allemands. Barques qui repartiez vers le combat par un des beaux jours de juin où les doigts ensanglantés de nos camarades se crispaient sur les dahlias blanchis par la poudre des routes, barques pauvres, marins têtus aux armes de fortune, que vous ressuscitiez les mots usés par le mensonge, et que vous étiez, ce jour-là, le simple honneur de la France !

Les Allemands ne trouvèrent que ceux qu'on eût appelés jadis les bouches inutiles, et le recteur. Les femmes pêchèrent comme elles purent – et vécurent de même, c'est-à-dire jusqu'au varech de la famine. On ne naissait plus, mais on mourait encore; et pendant quatorze cents jours, dans cette île qui s'était jetée à la vocation de la misère et où l'on apprenait de temps à autre qu'un de nos bateaux avait coulé, pas un soldat allemand ne vit un Français valide.

 

Le 31 août 1946, pendant que Goering prononçait à Nuremberg son dernier discours, le général de Gaulle venait décorer l'île. Une flottille semblable à celle qui l'avait rejoint à Londres – moins nombreuse… – était venue à sa rencontre. A terre, l'attendaient les survivants; et, à la place de chaque mort, sa veuve.

«Ile de Sein, – qui a envoyé tous ses enfants au combat sous le pavillon de la France libre, devenant ainsi l'exemple et le symbole de la Bretagne tout entière, nous vous reconnaissons pour notre compagnon dans la Libération de la France…»

Le recteur de 1940 dira le lendemain la messe des morts.

 

Peu importe qu'on n'ait pas rappelé tout cela. Ces morts retrouveront leur place : là où elle l'est, il n'y a plus foule. Et il fallait trouver, le plus tôt possible, le temps de nous faire comprendre que la Troisième force se décompose, mais qu'on va s'arranger. Les radicaux et les indépendants, dit-on, trouvent qu'il y a de l'abus. Alors, comme il ne s'agit pas de perdre le Nord – ni toute majorité – on va essayer de refaire un triforcisme : M.R.P.-socialistes-communistes. Un front populaire, mais un vrai, un sérieux enfin, entre soi et sans le peuple, si gênant en 1936. Déjà les communistes ont voté, à la stupéfaction des innocents, le budget du conseil général, et maintenu à la sauvette le ministère. Ce soutien, va-t'on essayer de le monnayer par l'entrée de quelques cryptos au gouvernement ? On y a déjà pensé une fois. Ou, plus prudemment et plus astucieusement, négociera-t-on chaque sauvetage (saint Bernard avec nous !) contre l'abandon aux staliniens de positions moins visibles, mais non moins efficaces ?

A Sein, on écoute la radio, comme on y écouta, le 18 juin 1940, l'armistice et l'appel; comme on tenta d'y deviner tout le long de la guerre les noms des morts et comme on y entendit celui des tardives victoires. Que peut-on bien penser en entendant, où furent la voix de l'espoir et celle du fléau, ce crissement d'insectes, dans ces lieux dont la lueur tremble au fond des brumes d'hiver comme la veilleuse du sommeil de la France ?

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