A/1950.02.07 — André Malraux : «Les entreteneurs de fantômes», «Carrefour», 7 février 1950, n° 282, p. 1-2.

A/1950.02.07 — André Malraux : «Les entreteneurs de fantômes», Carrefour, 7 février 1950, n° 282, p. 1-2.

 

De même que certaines maladies des hommes appellent le balbutiement ou la claudication, il semble que les maladies des nations, à Rome comme à Byzance, à Byzance comme en Perse, en Perse comme en Chine, aient eu des symptômes communs : le premier est le mandarinisme, la substitution des formalités à la réalité. Les empires commencent par Alexandre et finissent par Brid'oison.

Les nations qui bridoisonnent ne peuvent se rétablir que si elles s'en aperçoivent. Ce qui me retient d'abord dans le ballet un peu sinistre joué par la troupe du Quai d'Orsay et celle de M. Bogomolov, ce sont les cris de stupéfaction que pousse l'Occident tout entier, à la découverte de ce qu'il ignorait à peu près autant que l'existence du nez au milieu du visage.

 

* * *

 

Les relations diplomatiques reposent sur des conventions, et s'il n'y a plus de conventions il n'y a plus de relations diplomatiques. Bien.

Mais d'une part, les traditions diplomatiques des nations du XIXe siècle n'ont jamais été rigoureusement suivies par les tyrannies du XXe, quelle que soit l'idéologie dont celles-ci se réclamaient ou se réclament.

D'autre part, le fait que Staline soit à la fois le chef de l'Union soviétique et le maître des partis communistes le distingue irréductiblement des autres chefs d'Etat, et depuis longtemps : quel journal français eût publié contre le roi d'Angleterre, en 1937, ce qui était couramment écrit contre Staline ? Le roi d'Angleterre n'était pas le chef d'un parti français, sans doute : raison de plus pour ne pas abuser des analogies. Les grandes nations n'ont jamais tout à fait entretenu avec l'Union soviétique les relations qu'elles entretenaient entre elles : ni quand elle était faible, ni quand elle est devenue forte.

Le recours à la forme est fragile en histoire, parce qu'il masque presque toujours l'impossibilité de parler du fond. «La France, dit la note du Quai, ayant transféré ses pouvoirs à l'empereur Bao Daï…» Oui, oui, juridiquement : n'importe quel citoyen n'en pensera pas moins : «Si vous avez transféré vos pouvoirs, de quoi vous mêlez-vous ? Et si vous ne les avez pas transférés, que racontez-vous ?»

Le fond, c'est que les Européens ayant importé leur idéologie et leurs armes, après leur autorité et leurs marchandises, la faiblesse de l'Asie a beaucoup diminué; et il la fallait grande pour qu'un corps expéditionnaire européen fût à l'avance vainqueur d'une armée asiatique. Surtout, les démocraties ont mauvaise conscience devant le colonialisme, et on ne maintient pas les empires avec la mauvaise conscience. Rome l'a montré, l'Angleterre le montre. Soyez assurés que la conscience d'Auguste était excellente.

A l'Empire britannique a été substitué un système de dominions et de rattachements; à l'Empire français, l'Union française. Mais cette Union française, encore eût-il fallu continuer de la faire, pour qu'elle devînt autre chose qu'un mot. Ce n'était pas facile. Vaincre les armées coalisées ne fut pas facile pour la Convention; faire l'empire français ne fut facile ni pour Brazza ni pour Lyautey; faire la France ne fut sans doute particulièrement facile pour personne; maintenir dans la guerre sa présence symbolique, puis en faire une présence réelle, ne fut pas facile non plus. Ne rien faire est à coup sûr moins difficile. Ce que devrait rencontrer aujourd'hui M. Bogomolov, non pour changer son style oriental évidemment inspiré, mais pour que la position de la France fût la meilleure possible dans un monde impossible, c'est l'Union française telle qu'elle avait été conçue : c'est un Président de la République française parlant réellement au nom de tous les territoires français, de ceux d'outre-mer en particulier, au sortir d'un Conseil de l'Union qui ne fût pas une fiction. La République ne s'arrête pas nécessairement à Marseille. Il est clair que sans Union française véritable, c'est-à-dire sans les forces unies d'une fédération particulière, les notes à Staline conserveront quelque frivolité.

Avant que cet article soit publié, l'Afrique sera en cause. Il est faux que nous ne puissions pas faire l'Union française en Afrique. Les «noirs évolués» ne veulent ni les Soviets ni le contraire : ils veulent l'équipement de leurs pays. Sauf les amateurs de prébendes, ils se fichent du parti socialiste comme du M.R.P., du radicalisme comme du R.P.F.; ils suivront celui qui fera de l'Afrique un continent du XXe siècle, en reconnaissant leurs droits. Et on peut les reconnaître sans peine mieux que le furent ceux des Caucasiens massacrés.

Mais qui oserait-dire – sans rire ou sans honte – qu'il fera l'Afrique dans le système actuel ?

 

Ici apparaît une fois de plus, dans une lumière de sang, le drame de notre pays : la fascination qui pousse la plupart de nos idéologues – et pas seulement les politiciens – à confondre les questions de notre implacable siècle avec celles du XIXe. Qu'eût changé le roi proclamé en 1875, ou Boulanger vainqueur, sinon la couleur des guérites ? La politique de la France s'appuyait alors sur une économie triomphante; au conseil des ministres, le fair play jouait (à l'intérieur d'inévitables limites) comme il joue encore en Angleterre. Aujourd'hui les forces économiques divergentes ne dirigent un pays – clandestinement et dans le seul intérêt de chacune – que dans la mesure où elles le condamnent à mort. Toute l'Europe occidentale joue son existence, et il est grand temps qu'elle comprenne qu'elle ne la sauvera pas par une traite tirée sur les Etats-Unis, même si ceux-ci acceptaient la traite. On ne devient pas la Suisse, quand on n'a pas assez de montagnes.

Staline sourit dans sa moustache et pense : «Vous ne pouvez me parler sérieusement que si vous faites l'Afrique, mais vous vous êtes mis dans le cas, et vous y restez, de ne pouvoir la faire qu'avec mes députés.» Et il s'occupe un peu de la Côte d'Ivoire. La Résistance, la campagne de 1944, eussent-elles été possibles avec un tiers de chefs hitlériens ? Et prétendrons-nous longtemps encore sortir de cette situation qui tient la France à la gorge, par des cotes bien taillées entre d'astucieuses combines ? L'Afrique ne sera faite que par celui qui, ayant proclamé comment elle doit l'être pour que la majorité des Africains s'associent à notre effort, poursuivra opiniâtrement cet effort, sans le laisser jamais à la merci des combinaisons politiciennes.

Les autres feront des notes.

 

La civilisation moderne, qui vient de trouver son plus sinistre symbole, est la première qui n'ait couronné ses conquêtes (d'ailleurs sans précédent) ni par leur coordination intellectuelle, ni par des conquêtes spirituelles. De Paris à Pékin, que l'on passe par Rome, que l'on passe par Washington, que l'on passe par Moscou, l'homme moderne n'a su construire ni un temple – quelque dieu qu'il y loge, – ni un tombeau qui lui appartienne en propre. Des problèmes du passé nous masquent les vastes problèmes obscurs qui nous écrasent et qui ne se sont résolus, là où ils se sont résolus, que sous la forme à peine renouvelée de la nation. On connaît de reste la terrible aptitude de l'humanité à maintenir les formes qui la nient, l'acharnement de la Révolution à réécrire les tragédies des hommes qu'elle exécutait. Quand l'histoire était déjà orientée par le capitalisme, on ne se battait que pour la république ou la royauté. Dans cette année 1950 de guerre froide mondiale, qui ne pose qu'un problème : «L'écrasante majorité qui ne veut pas du pouvoir de Staline devra-t-elle, à la fin, le subir ?» on parle comme en 1875. Il ne s'agit pas seulement de nationalisme : que Ho Chin Minh reconnaisse Tito, il verra si Staline le reconnaîtra ! Le vieux colonialisme ne pèsera pas plus lourd dans notre plateau de la balance, que ne pèseront l'abandon et la politique au jour le jour, même gavés de vocabulaire impérialiste ou de vocabulaire libéral. Si nous voulons maintenir l'Union française, il faut commencer par la faire. La politique réelle du système présent semble être de n'envisager jamais ce qui pourrait être tenté, et toujours ce qui devrait être autorisé; et cela, à l'heure même où nous ne pouvons plus nous sauver qu'en créant, et non en entretenant des fantômes comme les aristocraties mourantes entretenaient des danseuses. Nous ne savons pas ce que peut devenir une libération du prolétariat garantie par le bagne et la lobectomie, mais nous savons qu'il est mortel à tout pays de regarder du balcon son destin qui passe… Les nations encore libres d'Europe sont-elles capables de vouloir prendre conscience du Nouveau Monde qu'est en train de devenir la terre entière, et de décider, chacune ou toutes ensemble ce qu'elles veulent tenter ? De combattre résolument tout ce qui les combat ? (La menace d'une guerre atomique faussera notre jugement plus qu'elle ne l'éclairera, aussi longtemps que la situation de la Russie exigera que cette guerre soit différée.) Le dessein précis de Staline est de balkaniser l'Europe, et d'abord l'Union française, en même temps que la Russie devient continent. Il sait ce qu'il veut, où il entend l'exécuter, quand et comment. Et nous ? L'Europe va-t-elle échapper à sa constante, à son incurable défensive, comprendre qu'on lutte contre un continent avec celui qu'on a et non avec celui qu'on perd ? Sinon, ses notes serviront à faire des cocottes, ce qui me semble, dans la situation présente, leur utilisation la moins frivole.

Ensuite, il n'y aura plus de notes.

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