A/1950.03.21 — André Malraux : «Le Siècle de l'Espoir s'achève», «Carrefour», 21 mars 1950, n° 288, p. 1-2.

François Mauriac constate que les mots d'ordre communistes viennent d'être mal suivis, dans des grèves souvent hésitantes. Et, recherchant les causes d'un affaiblissement qui lui semble évident, il met au premier plan l'«embourgeoisement» des partis communistes. Le palier auquel le stalinisme, en effet, s'arrête me semble dû à d'autres causes, que je vais tenter d'analyser ici.

Comparé au socialisme de 1848 (qu'il s'agisse du plus romanesque ou de celui du Manifeste de Marx), même au socialisme de Jaurès, le stalinisme de 1950 nous apparaît tout d'abord comme une réalité. Le socialisme fut d'abord une projection dans l'avenir, avec la force et la faiblesse de telles projections; le stalinisme est une doctrine et un fait. Avec, pour ses sectateurs comme pour ses adversaires, l'actif et le passif des faits. Et le premier passif que les faits lui imposent, c'est l'Etat policier.

Lorsque le problème social devenait le plus important de l'histoire, la plupart des idéologues ne se souciaient que de savoir s'ils préféraient la république à la royauté : aujourd'hui, devant le surgissement du Quatrième Pouvoir : la police, ils ne sont soucieux que de peser capitalisme et prolétariat, dont le conflit est aussi bouleversé par ce Quatrième Pouvoir que celui de la république et de la royauté le fut par la naissance de l'industrie moderne. Mais les masses commencent à en prendre obscurément conscience. «Les communistes, pour établir leur pouvoir, ne comptent plus sur leurs troupes, mais sur l'armée rouge», écrit M. Mauriac. Je tiens pour plus significatif que les sentiments qui animent le communisme occidental, (sauf chez un petit nombre de militants qui croient au moins, comme tous les militants, à la réalisation de leur propre effort), sont en train de devenir des sentiments négatifs; et que la plupart des communisants pensent encore que l'armée rouge les vengera de ceux qu'ils haïssent, mais ne croient plus qu'elle leur apportera ni le bonheur ni la liberté – cette liberté exigée, en 1848, aussi passionnément que la justice.

Nous commençons à voir combien le XIXe siècle, qui prend forme en s'éloignant, fut celui de l'espoir. Et les héritiers de son optimisme ne sont pas en Europe, mais en Amérique et en Russie. Pourtant l'Amérique semble, à travers sa culture, singulièrement moins optimiste qu'à travers ses journaux; quant à la Russie, est-elle exprimée par la Pravda, ou par le récit de Mon ami Vassia où l'auteur, ayant dit à des mineurs du Donetz qu'aux yeux des communistes occidentaux l'Union soviétique est un Paradis, se voit en dérision surnommé «Paradis» ? L'infra-religion sur quoi se fonde la Russie revendique trop les faits, se veut trop «matérialiste» pour que sa propagande ne soit pas contrainte à une organisation systématique du mensonge le plus concret. Mais si fort que soit le poignant besoin des hommes d'espérer que le vieil âge d'or s'est établi dans tel pays lointain, si fermé que soit ce pays, il n'est pas facile de faire croire indéfiniment à l'antimilitarisme des maréchaux dorés sur tranches, à la volonté pacifique du pays qui dispose de la plus forte armée du monde, au goût de l'égalité des journalistes qui exaltent «les premiers millionnaires prolétariens » et proclament que «l'égalité est une valeur bourgeoise», à la liberté qui sanctionne la grève par la peine de mort et rouvre les camps de concentration nazis.

Le décalage entre la prédication communiste et la réalité russe commence à peine d'apparaître. Sans doute nos communistes n'ont-ils rien perdu de leur force électorale; mais le mythe stalinien porte désormais en lui une contradiction aussi virulente que celles du capitalisme. Né de la réalité qu'il substituait au rêve, il mourra de la réalité sous laquelle il écrase les rêves qu'il entretient, mais qu'il méprise. Je ne crois pas, comme M. Mauriac, qu'il retrouve dans quelque dissidence sa force originelle. Tito n'est pas un trotskyste, c'est, comme Staline, un communiste national; et si les deux hommes n'ont pas épousé la même nation, ils ont épousé la même police. Provisoirement, Staline contraint à la ressemblance ou à l'utopie toute idéologie marxiste qui s'oppose à lui.

L'espoir de justice sociale a pris toute sa force chez nous avec la Nation, lorsque s'est affaiblie, en même temps que la chrétienté, la certitude de la justice divine; et il naît de Fez à Pékin avec la Nation, lorsque s'affaiblissent l'Islam et les religions d'Asie. Ce n'est pas la prophétie internationaliste qui s'est accomplie, c'est celle de Spengler : «Le XXe siècle sera celui des guerres nationales». Et après la résurrection de la Nation pourrait bien en surgir une autre, dont les symptômes ne manquent pas; celle, sous une forme encore imprévisible, du sentiment religieux.

Mais l'espoir des hommes a la vie dure, et quoi qu'il arrive, je doute fort qu'il abandonne tout à fait la terre. Les hommes d'aujourd'hui savent ce qu'ils veulent confusément (comme les autres), ils ne le savent pas mal : ils veulent tenter, lentement peut-être, difficilement sans nul doute de conquérir la part de justice que peuvent conquérir des hommes, et ne pas le payer de leur écrasement par la tyrannie policière. C'est difficile ? Dans ce domaine, ce qui est vrai est toujours difficile. Mais il est clair que les deux données de ce problème, qui est celui de notre siècle, sont inséparables. Le découragement désespéré qui naît de la Guépéou, vaut à peine mieux, pour l'homme, que la Guépéou. Et si l'espoir doit être trompé jusqu'à disparaître, vous le savez aussi bien que moi, François Mauriac : le monde occidental entrera dans une de ces époques comme en connut l'Egypte, comme en imposa l'Assyrie, et qui pèsent si lourdement sur la mémoire des hommes qu'ils étaient presque parvenus à en perdre le souvenir.

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