Image of L/1977.02 — André Malraux : «Esquisse d'une psychologie du cinéma», (extraits), «Cinématographe», février 1977, n° 24, p. 31-33.

L/1977.02 — André Malraux : «Esquisse d'une psychologie du cinéma», (extraits), «Cinématographe», février 1977, n° 24, p. 31-33.

Quoique Malraux présente ce texte comme «des réflexions nées de l'expérience… acquise en tournant les morceaux de L'Espoir», rien n'est plus éloigné de notes de tournage que cette esquisse. Il s'agit en fait d'interrogation sur le cinéma et d'une méditation sur ses valeurs intellectuelles ou morales.

Pour Malraux le progrès est un mythe vulgaire et, comme il est profondément influencé par la perspective historique déformante du Musée, il refuse d'admettre quelque «amélioration» – saut de Giotto à la technique à l'huile des Flamands puis à la perspective Renaissante – ce qu'un théoricien de la peinture comme Vasari, par exemple, trouvait exaltant. D'emblée, Malraux suggère au cinéma de hâter une évolution que la peinture a mis vingt siècles à parcourir : se libérer de la tyrannie du sujet, s'évader des problèmes de perfectionnement technique, enfin exprimer avant tout ce qui est son «essence». Outre ce dédain aristocratique de la technique, Malraux exprime bien l'inquiétude que «l'amélioration» du cinéma parlant a occasionné : «On se rendit si peu compte, au début, que le son était un domaine d'expression, que le cinéma parlant sembla ramener à ses débuts le cinéma tout court…»

Le film ne serait-il qu'une plate photographie du réel ? Mais ce soupçon est sans objet. Malraux comprend vite que le découpage et le montage exigent du créateur des choix drastiques qui ne sont pas différents par nature de ceux que l'Art impose : faiblesse volontaire de moyens qui rend encore plus éclatante la richesse des possibilités d'expression. Et la mise en scène d'Espoir, sobre et épique, se refuse même, dans son austérité de chant funèbre, tout le foisonnement romanesque du livre d'où sont tirés ces instantanés de la guerre civile.

«Le cinéma s'adresse aux masses, et les masses aiment le mythe, en bien et en mal». Même vilipendé ou déchu, le cinéma reste un art puisqu'il retrouve le mythe, «domaine où l'art n'est jamais absent». Il s'agit ici d'insuffler aux plus vieux thèmes un sang, un esprit nouveau. «Le mythe commence à Fantômas, mais il finit au Christ». Nous sommes dans la sphère même que Malraux a magnifié sans cesse : Mort, Renaissance, Métamorphose. Le cinéma doit nourrir cette boulimie mystagogique de Malraux. Il attend du Potemkine, de Charlot, de Marlène Dietrich, la même fonction que celle qu'il a attribuée à la révolution chinoise, la sculpture Maya, la Résistance, et plus tard au général de Gaulle.

Gilles Roignant

 

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Du texte non réédité de Malraux (Editions Gallimard), nous publions ici les chapitres 2 à 6.

 

Au milieu du XIXe siècle, alors que naît la photographie, la peinture occidentale commence à dédaigner deux domaines qui jusque-là lui avaient appartenu : la représentation des sentiments et la fiction. Elle redevient plastique pure, et redécouvre l'art des deux dimensions.

La «concurrence à l'état civil» s'exerce par la photo. Mais pour représenter la vie, la photo, qui passe en trente ans d'un primitivisme immobile à un baroque frénétique, ne fait que retrouver l'un après l'autre les anciens problèmes de la peinture. Elle s'arrête où s'arrête celle-ci. Et d'autant plus paralysée qu'elle ne dispose pas de la fiction; elle fixe le saut d'une danseuse, elle ne fait pas entrer les Croisés à Jérusalem. Or, depuis le visage des Saints jusqu'aux reconstitutions historiques, la volonté de représentation des hommes s'est toujours appliquée autant à ce qu'ils n'avaient jamais vu qu'à ce qu'ils connaissaient.

L'effort poursuivi pendant quatre siècles pour capturer le mouvement s'arrêtait donc au même point en photo qu'en peinture; et le cinéma, bien qu'il permît de photographier le mouvement, ne faisait que substituer une gesticulation mobile à une gesticulation immobile. Pour que se continuât le grand effort de représentation enlisé dans le baroque, il fallait arriver à l'indépendance de la caméra par rapport à la scène représentée. Le problème n'était pas dans le mouvement d'un personnage à l'intérieur d'une image, mais dans la succession des plans. Il ne devait pas être résolu techniquement par une transformation de l'appareil, mais artistiquement, par l'invention du découpage.

Tant que le cinéma n'était que le moyen de reproduction de personnages en mouvement, il n'était pas plus un art que la phonographie ou la photographie de reproduction. Dans un espace circonscrit, généralement une scène de théâtre véritable ou imaginaire, des acteurs évoluaient, représentaient une pièce ou une farce que l'appareil se bornait à enregistrer. La naissance du cinéma en tant que moyen d'expression (et non de reproduction) date de la destruction de cet espace circonscrit; de l'époque où le découpeur imagina la division de son récit en plans, envisagea, au lieu de photographier une pièce de théâtre, d'enregistrer une succession d'instants, d'approcher son appareil (donc de faire grandir les personnages dans l'écran quand c'était nécessaire), de le reculer; surtout de substituer au plateau d'un théâtre le «champ», l'espace qui sera limité par l'écran – le champ où l'acteur entre, d'où il sort, et que le metteur en scène choisit, au lieu d'en être prisonnier. Le moyen de reproduction du cinéma était la photo qui bougeait, mais son moyen d'expression, c'est la succession des plans.

La légende veut que Griffith ait été si ému par la beauté d'une actrice en train de tourner un de ses films, qu'il ait fait tourner à nouveau, de tout près, l'instant qui venait de le bouleverser, et que tentant de l'intercaler en son lieu, et y parvenant, il ait inventé le gros plan. L'anecdote montre bien en quel sens s'exerçait le talent d'un des grands metteurs en scène de cinéma primitif, comment il cherchait moins à agir sur l'acteur (en modifiant son jeu par exemple) qu'à modifier la relation de celui-ci avec le spectateur (en augmentant la dimension de son visage). Et elle contraint à prendre conscience de ceci : des dizaines d'années après que les photographes les plus médiocres, abandonnant l'habitude de photographier leurs modèles «en pied», eurent pris celle de les photographier à mi-corps, ou d'en isoler le visage, oser couper un personnage à mi-corps au cinéma transforma celui-ci. Parce que, quand l'appareil et le champ étaient fixes, tourner deux personnages à mi-corps eût contraint à tourner ainsi tout le film. Jusqu'à l'instant où, précisément, on découvrit plans et découpage.

C'est donc de la division en plans, c'est-à-dire de l'indépendance de l'opérateur et du metteur en scène à l'égard de la scène même, que naquit la possibilité d'expression du cinéma – que le cinéma naquit en tant qu'art. A partir de là, il put chercher la succession d'images significatives, suppléer par ce choix à son mutisme.

Le cinéma parlant devait modifier les données de ce problème. Non pas, comme on l'a dit, en «perfectionnant» le cinéma muet. Le parlant n'est pas plus un perfectionnement du muet que l'ascenseur n'est un perfectionnement du gratte-ciel. Le gratte-ciel est né de la découverte du béton armé et de celle de l'ascenseur; le cinéma moderne est né, non pas de la possibilité de faire entendre des paroles lorsque parlaient les personnages du muet, mais des possibilités d'expression conjuguées de l'image et du son. Tant que celui-ci ne fut qu'une phonographie, il resta aussi dérisoire que le fut le film muet tant qu'il demeura une photographie. Il devint un art quand les metteurs en scène comprirent que le grand-père du son des films parlants n'était pas le disque, mais la composition radiophonique.

Lorsque des artistes reconstituaient pour la radio la séance du 9 Thermidor, il s'agissait d'abord pour eux de faire jouer une œuvre nouvelle, dont le texte était commandé par les moyens de reproduction auxquels il était destiné. Il ne s'agissait pas de choisir des acteurs pour dire les phrases du Moniteur; mais, d'abord, de tirer de la «sténographie» du Moniteur certains instants de la séance célèbre, d'en faire un montage. La sténographie de la séance de Thermidor qui nous est parvenue est inécoutable, comme toute sténographie, par sa longueur.

Nous sommes tentés de croire que ce choix est donné une fois pour toutes; qu'il existe, de la nuit où tomba Robespierre, des instants privilégiés que tout art mettra en œuvre. Il semble, à première vue, que certaines parties déterminées de tout chaos, de toute vie, soient la matière première de tout art; et que d'autres parties soient à jamais informes, et mortes par là. Confusion entre le mot historique et l'instant suggestif, significatif, proprement «artistique». Certes, il existe de tout chaos des instants privilégiés, mais ils sont déterminés précisément par chacun des arts qui doivent exprimer ce chaos. A l'instant où Robespierre ne peut plus se faire entendre, l'accent décisif pour la radio est peut-être sa voix qui sombre; mais, pour le cinéma, c'est peut-être la distraction d'un des gardes, tout occupé en cette seconde même à flanquer des gosses dehors ou à chercher son briquet…


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