Langlois, Godard, Duchamp, Gide, Malraux, la cinémathèque, le musée imaginaire, le ready made, les œuvres complètes, le journal, les collages, la biographie, la signature, l'engagement, la peinture de chevalet, la fresque…, quels liens entre tout cela ? Au centre des deux textes qui suivent, de Denis Hollier et Dominique Païni, une question insiste, que formule ainsi Hollier à partir d'une réflexion sur le Malraux de L'Espoir et le Malraux du Musée imaginaire : qu'en est-il de l'œuvre d'art à l'époque de sa destructibilité matérielle ?
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«Je pense aux statues grecques retirées du vaisseau coulé de Djerba…» (Malraux, «Notes de Barcelone, mai 1938», Pléiade, vol. 2, p. 586).
Denis Hollier : «Au-delà du collage»
Entre Malraux et Duchamp
Ce que j'aime dans le livre de Lyotard[1], c'est la rapidité de sa fin, une accélération à la Stendhal, presque une ellipse, expédiée comme les couchers de soleil algériens du Premier homme. Et rien n'indique qu'il s'agisse de représailles, l'effet de vieilles antipathies partisanes. Bien au contraire, la politique émerge de cette biographie comme une aventure quasi aléatoire, presque un accident : le livre témoigne du déblocage de positions qu'un demi-siècle de guerre froide avait verrouillées. Cette accélération in fine n'est pas davantage due à une allergie de Lyotard à l'endroit des vaticinations tourmentées sur l'art et le destin dans lesquelles Malraux s'est engagé après avoir renoncé au roman : loin de là, Lyotard semble les tolérer avec une patience admirable. Une explication possible ? Lyotard fait remonter très loin, aux origines de Malraux, le premier projet du Musée imaginaire; il le fait remonter au moment où, très jeune, au début des années 20, Malraux aurait fait la découverte du «désœuvrement» de l'Occident (de la tentation occidentale du désœuvrement oriental). Le motif du désœuvrement, bien antérieur à l'œuvre, la traverserait ainsi de part en part, de sorte que le biographe se trouve avoir déjà dit à peu près tout ce qu'il avait à dire sur le sujet lorsque le fil du temps lui fait aborder les années d'après-guerre.
Lyotard a organisé, il y a près de dix ans, à Beaubourg, une exposition qui s'intitulait Les Immatériaux. Ce titre, à l'époque, a évoqué pour beaucoup de visiteurs le nom de Duchamp. On se rend compte aujourd'hui qu'il aurait aussi bien pu évoquer Malraux et le musée imaginaire. Il est d'ailleurs difficile, en lisant Signé Malraux (qui, ne serait-ce que par son titre, évoque à plusieurs reprises ce grand inventeur en matière de signature qu'a été Duchamp), d'oublier que Lyotard est l'auteur d'un des meilleurs livres sur Duchamp. Il y aurait un parallèle à développer entre ces deux pionniers du désœuvrement. Ready made et musée imaginaire sont deux manières profondément contemporaines – même si elles sont contradictoires entre elles – de soumettre la peinture à un éclairage irrévocablement rétrospectif, en prenant acte de la clôture de ce qu'on pourrait appeler le musée réel. Alors que Duchamp fait entrer le ready made dans l'espace du musée, le Musée imaginaire fait entrer le musée dans l'espace du ready made. Des deux côtés, le temps des œuvres est passé; il ne reste plus qu'à signer. La production artistique est entrée dans un régime nominaliste ou générique. On quitte la valeur d'usage pour la citation, l'usage pour la mention. Blanchot : «Puisqu'il y a le Musée, il ne peut plus y avoir d'œuvres véritables» (l'article de Blanchot est repris, avec un commentaire de Lyotard, dans le numéro anniversaire de Critique, août-septembre 1996, p. 626 [p. 49].
[1] Signé Malraux, éd. Grasset.