André Malraux, extrait de la préface au livre «Israël», photographies d'Izis, Lausanne, Fontaine, 1955. «La Guilde du livre», novembre 1955, p. 408-410, décembre 1955 et janvier 1956, p. 13-15.

André Malraux, extrait de la préface au livre Israël, photographies d'Izis, Lausanne, Fontaine, 1955. La Guilde du livre, novembre 1955, p. 408-410, décembre 1955 et janvier 1956, p. 13-15.

 

Ce livre : Israël

Pour Jenka Sperber

… qui commence par la voix de Chateaubriand et le désert biblique, «qui n'a pas osé rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Eternel», s'achève par la voix d'Isaïe : «Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? – Le matin vient et la nuit aussi…» et le fusil de la sentinelle israélienne semble garder la frontière contre les Arabes, contre le crépuscule et contre l'Eternel.

Les «livres photographiques» ont été d'abord des recueils de documents, des souvenirs de voyage, des reportages pittoresques. Puis ils ont échappé à l'album du touriste en retrouvant l'accent et la signification des films documentaires consacrés au Dnieprostroï ou à la Tennessee, à la lutte de l'homme contre les éléments. Et les meilleurs d'entre eux trouvent aujourd'hui leur art et leur autonomie en substituant à la prédication des épopées didactiques une signification plus complexe et plus énigmatique, des images moins efficaces par ce qu'elles affirment que par ce que leur ensemble suggère; cette technique, que l'on crut née pour saisir la réalité dans l'instant, devient art lorsqu'elle saisit l'instant où se reflètent des siècles, l'instant qui métamorphose le réel en le prolongeant dans l'interrogation du poème.

Art difficile et privilégié lorsqu'il s'agit d'un peuple dont on a détruit jusqu'aux ruines, mais qui porte sur son visage le plus ancien passé du monde. Izis n'a pas, une fois de plus, photographié de façon exaltante des constructions ou des tracteurs, il a exprimé que l'histoire israélienne n'est ni celle d'un kolkhoze ni celle du barrage de la Donzère. Il a fait surgir dans une épopée moderne la trouble majesté d'une obsession spirituelle. Si la fille qui rit devant le désert n'est pas seulement une gardeuse de chèvres délivrée du ghetto, c'est qu'elle s'accorde aux taches des moutons blancs et du cheval noir sur les pierres incandescentes du Carmel. Un photographe exprime aisément la joie, puisqu'il lui suffit de choisir le rire; peut-être lui faut-il un rare talent ou un singulier bonheur pour que ses photos s'accordent à l'enfant qui répond joyeusement, lorsque l'institutrice lui parle du Mur des Lamentations : «Pour élever le Temple, il n'y aura plus que trois murs à construire». Aux constructions de Michkath-Achkalon, aux rues de Tel-Aviv, au cavalier des sections de défense, répond la plus belle photo du livre. Une arche chaldéenne porte trois affiches : de l'Etat, d'un parti, d'un cinéma qui unit le sang au rêve, un film américain sur Mein Kampf au Voleur de Bagdad; plus bas – à terre … – un mendiant pareil à Job dort d'un sommeil de prophète. Séparé de lui par quelques pages et combien d'années ! un vieillard qui lui ressemble regarde des enfants planter la Forêt des Martyrs, dont les six millions d'arbres s'élèveront sur la colline de Jérusalem en mémoire des victimes d'Hitler…


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