André Passeron : «Au meeting U.D.R. du Palais des Sports, le 24 avril 1969», «Le Monde» du 25 avril

André Passeron, Le Monde, 25 avril 1969

 

Au meeting U.D.R. du Palais des Sports, le 24 avril 1969

 Malraux :

«On ne pourrait fonder aucun après-gaullisme sur la défaite du gaullisme.»

 

Les quelque six milles place du Palais des Sports de la porte de Versailles étaient toutes occupées mardi pour la grande manifestation parisienne organisée par le Comité national pour le «oui». Ce haut lieu des grandes manifestations populaires du gaullisme – et de quelques autres partis – avait reçu le décor qui convient à de telles circonstances.

A l'extérieur, de fortes escouades de policiers et de membres du service de l'ordre de l'U.D.R. – blouson ou imperméable et gants de cuir –, ainsi que quelques centaines de curieux, pouvaient, sur un grand écran, voir les orateurs. M. Tixier-Vignancour, à qui des cartes d'invitation avaient été refusées, n'a pas pu approcher pour apporter la contradiction, comme il l'avait souhaité. Il était accompagné d'une centaine de jeunes gens qui, pour se mêler à la foule et passer inaperçus, arboraient des drapeaux de l'U.J.P., le mouvement des jeunes gaullistes.

A l'intérieur, sur une vaste estrade, les dignitaires faisaient face au public. On comptait dans la salle environ quinze cents membres du Service d'action civique, le S.A.C. Derrière le podium, un immense «oui» tricolore se détachait sur une carte de la France, et un large écran avait été déposé où étaient projetés des images résumant hardiment l'histoire de France, d'Astérix au Concorde, plaidoyer pour le progrès et la décentralisation.

Lorsque M. Couve de Murville arrive, accompagné de MM. Pompidou et Debré, l'assistance applaudit avec force et scande longuement le nom du député du Cantal. Au premier rang de la tribune, tous trois prennent place à côté d'autres ministres, MM. Marcellin et Chamant, tous deux républicains indépendants, Maurice Schumann, Edgar Faure, Jeanneney, Malraux et de M. Foccart, secrétaire général à la présidence de la République pour les affaires africaines et malgaches, MM. Poujade, secrétaire général de l'U.D.R., et Grossmann, président de l'U.J.P.

Au signal d'une sonnerie de clairon, une partie de la foule scande tout à tour : «De Gaulle !», «U.J.P.», «De Gaulle n'est pas seul !», tandis que sont brandis drapeaux et calicots indiquant l'origine des groupes d'«Ivry», à «Sciences Po-oui».

Six orateurs se succéderont à la tribune. Après le premier ministre, ce sont M. Olivier Germain-Thomas, «un jeune, un étudiant, un gaulliste» ; M. Dominati, député de Paris, républicain indépendant ; M. Fanton, député de Paris, U.D.R. ; M. Jeanneney et M. André Malraux.

Tous seront évidemment, fréquemment applaudis puisque aucun opposant n'a pu pénétrer dans la salle. L'ambiance est d'ailleurs assez détendue pour qu'un spectateur interpelle M. Couve de Murville d'un familier «Maurice, un sourire».

Le Premier ministre parle lentement comme pour mieux permettre qu'après chaque mot qu'il adresse à l'opposition puissent fuser les cris, les huées, les sifflets, les slogans hostiles. Il donne ainsi le ton de tous les autres discours. Chaque orateur, en effet, stigmatise, parfois avec virulence, souvent avec ironie, l'attitude de l'opposition et son caractère hétérogène. Pour M. Couve de Murville, ce sont les «modérés épars» et les «totalitaires» ; pour M. Dominati, accueilli par des «Giscard, c'est raté», ce sont «les socialistes de consommation»  et «les nouvelles figures compassées de l'extrême-droite» et, s'en prenant sans doute à M. Giscard d'Estaing, «les hommes trop éblouis par leurs propres analyses pour faire confiance au peuple».

Pour M. Germain-Thomas, qui s'efforce à adopter le style et les intonations de M. Malraux, l'opposition, c'est la clique des allergiques au progrès, la République des assis ou la triste cohorte de la France bavarde et stérile, les pitoyables centristes…, les tristes centristes ». M. Fanton ménage ses effets pour faire huer tour à tour MM. Waldeck Rochet, Guy Mollet, Tixier-Vignancour, Lecanuet, Monnerville, et surtout Mitterrand, faisant rire en évoquant l'intérim du président de la République avec cette formule : «Pour un homme de la IVe, être au pouvoir trente jours, quel rêve !»

Mais il attaque fougueusement aussi le Sénat et M. Poher, et agite l'épouvantail du retour au système des apparentements «débouchant sur le désordre et sur la ruine» avant que vienne «l'heure du parti communiste». Quelques timides «Libérez Prague !» saluèrent cette évocation.

Jeanneney s'en prend aussi à son tour aux opposants et à «certains vieux messieurs» qui veulent faire croire que «le Sénat était le rempart de nos libertés». Il stigmatise aussi «les maniaques du coup d'Etat permanent » et « les tenants de l'immobilisme qui négocient dans l'ombre et qui trafiquent pour se partager le pouvoir».

Toutes les attaques portées sous la grande nef d'acier du Palais des Sports rappelaient celle de 1962 et de 1965, où les mêmes hommes s'en prenaient, avec les mêmes arguments aux mêmes adversaires du gaullisme.

Malraux, enfin, longuement applaudi, le visage tendu, ravagé de tics, couvert de transpiration, martelant ses phrases de grands gestes, refait une fois de plus, et souvent avec ses formules coutumières, le panégyrique du gaullisme. Il dénonce «les éternels vaincus», responsables tout à la fois de Sedan, de Suez, de Sakhiet et de Dien-Bien-Phu. Mais, alors que M. Jeanneney avait proclamé que voter «oui» «permettait de garder aussi longtemps que possible le général de Gaulle à la tête de l'Etat et de confirmer la doctrine politique du gaullisme pour qu'elle puisse survivre à de Gaulle», le ministre des Affaires culturelles va plus loin dans l'acte de foi en proclamant :

« Il est grand temps de comprendre qu'il n'y a pas d'après-gaullisme contre le général de Gaulle. On peut fonder un après-gaullisme sur la victoire du gaullisme, mais on ne pourrait en fonder aucun sur la défaite du gaullisme. Il ne s'agit pas de rassurer ceux qui ont toujours eu besoin de l'être : il y a un poids de l'histoire plus lourd que celui de l'ingéniosité. Et aucun gaulliste d'avant-hier, d'hier ou de demain ne pourrait maintenir la France appuyée sur les «non» qui auraient écarté de Gaulle».

Pompidou applaudit discrètement cette tirade.

Pour conclure, M. Malraux formule une menace : «Que les adversaires de de Gaulle sachent que s'ils veulent recommencer les défilés de mai, nous sommes prêts à recommencer celui des Champs-Elysées», et il agite – mais sans préciser – un autre épouvantail : «Car nous savons aussi ce qui se prépare pour la nuit du référendum au cas où elle serait un peu grave».

Mais la foule commence déjà à applaudir, à chanter La Marseillaise, et à scander une fois encore le nom de M. Pompidou, avant de se disperser au son des klaxons.

 

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