Présence d'André Malraux sur la Toile, article 217, mai 2018
Revue littéraire et électronique de <www.malraux.org> / ISSN 2297-699X
Dans les Antimémoires, Malraux évoque la nuit de veille qui a précédé le simulacre d’exécution de Gramat : «Dans quel texte oriental avais-je lu : “Le sens du monde est aussi inaccessible à l’homme que la conduite des chars des rois aux scorpions qu’ils écrasent ?”». (P. 171.) Cette énigme revient deux ou trois fois dans Le Miroir des limbes. Voir https://malraux.org/aaronsaidi/. Elle est fort proche de celle qui provoqua le premier degré de l’éveil chez Siddhârta dans l’épisode du «Village des laboureurs.»
- Le Lalitâvistara. L'histoire traditionnelle de la vie du Bouddha Çakyamuni, traduit du sanscrit par P. E. de Foucaux, Paris, Les Deux Océans, 1988 [1884].
Chapitre XI – Le village des laboureurs
Ainsi donc, Religieux, comme le jeune prince avait grandi, il alla, une autre fois, avec d'autres jeunes gens, fils de conseillers, examiner un village de laboureurs. Et après avoir examiné le travail du labourage, il entra sur un autre terrain planté d'arbres. Là, le Bôdhisattva tout seul, sans second, après avoir erré de côté et d'autre en se promenant, vit un arbre Djambou, beau et agréable à voir. Là, le Bôdhisattva fixa son esprit sur un seul point. Et l'ayant fixé, il atteignit la première contemplation détachée des désirs, détachée des lois du péché et du vice, accompagnée de raisonnement et de jugement, née du discernement, douée de joie et de bien-être, et l'ayant atteinte, il y demeura.
- A l'heure de midi, l'être parfaitement pur entouré de cinq cents serviteurs qui vont avec lui, sans avoir averti ni son père ni sa mère, le Bouddha s'en va au village des laboureurs.
- Et dans ce village des laboureurs du meilleur des rois, il y avait un arbre Djambou aux nombreux rameaux étendus. Après avoir vu (le travail), éclairé et affecté par la douleur, il dit : «Maudit soit ce qui est composé, qui produit de nombreuses douleurs !»
- Puis, étant allé à l'ombre du Djambou, l'esprit bien discipliné; après avoir pris des herbes et les avoir lui-même étendues en tapis, s'étant assis les jambes croisées et ayant redressé son corps, le Bôdhisattva se livra aux quatre contemplations qui sont celles de la vertu.
Lalitâvistara. Vie et doctrine du Bouddha tibétain, présentation et notes de Guy Rachet, Paris, éd. Sand, 1996 [1866], coll. «Sagesse et spiritualité».
Chapitre XI – Village de l'agriculture
Bhikchous, l'enfant ayant encore grandi, alla une autre fois avec d'autres enfants et des fils de conseillers voir le village de l'agriculture. Et après avoir vu le village, il entra dans un bois, à l'extrémité des champs cultivés. Là, le Bodhisattva, tout seul, sans second, après avoir un peu erré de côté et d'autre, ayant vu un arbre Djambou beau et agréable à voir, s'assis sous son ombrage les jambes croisées. Quand il fut assis, le Bodhisattva fixa sa pensée sur un seul point; et l'y ayant fixée, il atteignit la première méditation isolée des doctrines vicieuses et corrompues, accompagnée du jugement, accompagnée d'action, douée de la joie et du bien-être nés de la solitude; (et ayant atteint cette méditation,) il y demeura.
3. André-Ferdinand Herold : La Vie du Bouddha, Londres, FB Editions, s.d. [1922].
Chapitre VI
En quittant Viçvâmitra, le prince s'en alla dans la campagne, vers un village où habitaient des laboureurs. Il s'arrêta d'abord à observer le travail des paysans, puis il entra dans un pré, où étaient plantés quelques arbres. Un d'eux lui parut de bel aspect. Il était midi, il faisait chaud; le prince alla s'asseoir à l'ombre de l'arbre. Et là, il se mit à réfléchir, et, bientôt, il fut tout entier à ses méditations.
4. Eléna Roerich, Les Fondations du bouddhisme, trad. par R. Casella et Y. Chaumette, Sherbrooke, Les éditions du IIIe millénaire, 1991, p. 9-10.
Une autre fois, il vit des laboureurs, les cheveux hirsutes, pieds et mains nus, le corps sale et trempé de sueur ; il vit aussi des bœufs que l'on piquait avec des aiguillons de fer, haletants, leurs flancs et leur croupes saignants, le cœur battant sous l'effort, alourdis par leur jougs, harcelés par les mouches et les insectes, entaillés par le soc, du sang et du pus dégoulinant de leurs blessures. Son tendre cœur fut touché de compassion.
5. Guy de Pourtalès, Nous à qui rien n'appartient. Voyage au pays Khmer, préf. de J. Lacouture, Paris, Flammarion, 1931, p. 39.
Il [Siddhârta] grandit, étonnant ses maîtres par sa sagesse et plus savant que les vieillards. Un jour, dans les champs, il vit «la jeune herber arrachées et éparpillée sous le soc, couverte d'œufs et des petits des insectes qui venaient d'être tués. Il fut saisi d'une douleur profonde, comme s'il avait assisté au massacre des siens. Regardant les laboureurs au teint flétri par la poussière, par l'ardeur du soleil et par le vent, le plus noble des hommes ressentit une extrême compassion.» Il s'assit à l'ombre d'un pommier rose [jambosier] et médita pour la première fois sur la douleur universelle. Et lorsque le soleil descendit à l'horizon, on le trouva immobile en ce lieu, mais l'ombre s'y était fixée aussi et continuait d'abriter le divin adolescent.
6. Thich Nhat Hanh, Sur les traces de Siddhârta, Paris, J. C. Lattès, 1996 [1991], (coll. « Pocket Spiritualité», n° 10207), p. 44-45.
Enfin les brahmanes terminèrent leurs prières. Le roi Suddhodana descend dans un champ et traça le premier sillon de la saison avec l'aide de deux officiers, sous les acclamations de la foule. A ce signal, les fermiers commencèrent à labourer leurs terres. En entendant les vivats des spectateurs, Siddhârta se précipita vers les champs. Il s'installa pour regarder un buffle robuste attelé à une charrue guidée par un laboureur à la peau tannée par de longues journées de labeur. Sa main gauche tenait fermement la charrue tandis que la droite agitait un fouet destiné à encourager l'animal. La terre grasse se creusait de deux profonds sillons. D'innombrables vers et autres petites créatures, mutilés par l'implacable couperet, étaient aussitôt repérés par les oiseaux qui fondaient sur eux pour les emporter vers un funeste destin. Siddhârta vit un rapace plonger et attraper un petit oiseau dans ses serres.
Le spectacle fascinait Siddhârta, mais accablé de chaleur, il regagna l'ombre accueillante du jambosier. Il venait d'assister à des événement si mystérieux qu'il s'assit les jambes croisées pour y réfléchir. Il resta ainsi, longuement le dos bien droit, à mille lieues des chants, des danses et des déjeuners sur l'herbe, obsédé par l'image de la lutte pour la vie à laquelle il venait d'assister.
7. E. B. Cowell [édit.], Buddhist Mahâyâna Texts, New York, Dover Publications, 1969, p. 49-52.
- Attiré par l'amour des bois et recherchant les beautés du sol, il alla dans un endroit proche, aux abords de la forêt ; là il vit une parcelle de terre en train d'être labourée, avec le chemin de la charrue cassé, comme les vagues sur l'eau.
- Ayant contemplé le sol dans cet état, avec ses jeunes herbes éparpillées et déchirées par la charrue, et couvert d'œufs et de progénitures de petits insectes morts, il fut rempli d'un chagrin profond à cause du massacre de ses semblables.
- Et, en contemplant les hommes en train de labourer, leur peau abîmée par la poussière, les rayons du soleil et le vent, et leur bétail désemparé par le fardeau de devoir tirer, le plus noble sentait une compassion extrême.
- Après être descendu du dos de son cheval, il marcha lentement, rempli de chagrin, – méditant sur la naissance et de la destruction du monde, il s'exclama, affligé : « c'est en effet pitoyable ».
- Puis, désirant être parfaitement seul avec ses pensées, ayant arrêté les amis qui le suivaient, il se rendit au pied d'un pommier rose dont les magnifiques feuilles tremblotaient (au vent), dans un endroit solitaire.
- Là il s'assit sur le sol couvert de feuilles, avec de l'herbe jeune et brillante comme le lapis-lazuli ; et, méditant sur l'origine et la destruction du monde, il prit le chemin qui mène à la fermeté de l'esprit.
- Ayant atteint la fermeté de l'esprit, et étant ainsi libéré de tout chagrin, comme le désir de choses matérielles et du reste, il atteignit la première étape de la contemplation, indifférent face aux vices, calme, et « critique».
8. Alfred Foucher, La vie du Bouddha d’après les textes et les monuments de l’Inde, Paris, Payot, 1949, (coll. «Bibliothèque historique»).
La première méditation
— C'est à l'occasion d'une partie de campagne «au village des laboureurs» que se serait manifesté le premier signe annonciateur de la vocation religieuse du Bodhisattva : sur ce point tous les textes s'accordent. L'un d'eux veut même que l'incident soit survenu pendant une «fête des semailles» à laquelle le roi Çouddhodana prenait part avec toute sa cour. Le petit prince était encore en bas âge; son père l'emmène néanmoins avec lui et le fait installer dans son berceau à l'ombre d'un arbre pendant que lui-même avec une charrue d'or, et ses 107 ministres avec chacun une charrue d'argent vont et viennent, traçant sillon après sillon et donnant l'exemple aux paysans du voisinage : soit en tout mille laboureurs. Les femmes de service, ne pouvant résister à l'envie d'aller contempler un si beau spectacle, abandonnent l'enfant à lui-même; et celui-ci met à profit sa solitude pour se soulever, s'asseoir les jambes croisées à la façon des yogui, régulariser comme eux sa respiration et atteindre d'emblée au premier des quatre degrés de la méditation. Les autres hagiographes ont-ils estimé qu'il était peu croyable qu'un simple enfançon fût capable d'un tel effort mental ? Toujours est-il que l'on constate chez eux une curieuse tendance à en différer de plus en plus le moment jusqu'à venir à le placer à la veille même du Grand départ de la maison; et il va de soi qu'à chaque retardement l'exploit mystique du Bodhisattva gagne en vraisemblance ce qu'il perd du point de vue du merveilleux. Pour une fois le Lalitavistara professe une opinion moyenne en intercalant ledit épisode entre la Manifestation scolaire et la Compétition sportive : il est vrai qu'aussitôt sa manie d'exagération prend sa revanche en faisant franchir à son adolescent non seulement le premier, mais successivement les quatre degrés de la méditation, depuis celui qui comporte encore attention, raisonnement et joie intime jusqu'à celui où l'âme, dépouillant aussi bien tout procédé logique que tout sentiment de plaisir, de douleur ou d'indifférence, n'est plus que pure lucidité.
Nous accordons volontiers que même tardif et réduit à son premier stade, ce tour de force psychique ait quelque chose de miraculeux : mais il ne nous échappe pas que c'est là un miracle tout intérieur, connu du seul intéressé et invisible pour ceux qui l'entourent. Une intimation certaine en a-t-elle été donnée ? – Il en a été donné deux. La première est à l'usage exclusif des passants du ciel. Grâce au pouvoir magique que nous leur connaissons les rishis ont coutume de traverser en volant les plaines du Gange entre leur séjour favori d'été près des lacs himalayens et leurs retraites d'hiver dans les gorges des monts Vindhya; or au cours d'une de ces allées et venues, cinq d'entre eux, cinglant de conserve, se trouvent passer justement au zénith de l'endroit où médite le jeune prince : une force invincible les arrête instantanément dans leur vol. Déconcertés par cet obstacle inattendu ils regardent au-dessous d'eux et, apercevant le Bodhisattva tout resplendissant de ferveur mystique, ils se demandent à quel dieu plus puissant qu'eux ils ont affaire. Une divinité qui compatit à leur désarroi, les renseigne. Il ne leur en faut pas moins atterrir auprès du rejeton des Çakyas; et l'occasion est bonne pour leur faire réciter à chacun une stance où, grâce à leur don de prophétie, ils saluent tour à tour en lui le lac, la lampe, le navire, le libérateur et le médecin qui doit rafraîchir, éclairer, traverser, délivrer et guérir le monde. Ce n'est qu'après lui avoir dûment rendu hommage qu'ils peuvent continuer leur voyage aérien. Un autre genre de surprise est réservé aux simples mortels, mais il n'est pas moins significatif. Tandis que l'enfant se livre à la méditation et que les grandes personnes s'affairent au labourage, l'heure du repas est arrivée : et ou bien les suivantes retournent à leur poste près de leur nourrisson, ou bien les ministres du roi cherchent partout l'adolescent qui s'est retiré à l'écart. Toujours on le retrouve au pied de son pommier-rose et toujours l'ombre de cet arbre, au lieu de se raccourcir et de tourner comme de règle à mesure que monte le soleil, est restée pieusement immobile pour continuer à abriter le futur Bouddha. Sur quoi toute l'assemblée crie fort légitimement au prodige, et, pris d'un nouvel accès d'admiration superstitieuse, Çouddhodana adore son fils pour la seconde fois.
Tels sont les traits essentiels, et presque constamment répétés de texte en texte, de la première manifestation de la vocation religieuse de Siddhârtha; si adroitement qu'ils soient agencés, ils n'en laissent pas moins subsister quelque incertitude sur les intentions réelles des rédacteurs. Le fait que nous attendions un miracle et que l'on nous en offre trois n'est pas ce qui nous embarrasse : les deux prodiges de l'arrêt sur place des rishis et de l'immobilité de l'ombre ne sont que les marques visibles du troisième et ne font que confirmer son caractère surnaturel. Si à présent l'on songe que la méditation est pour les bouddhistes l'équivalent de la prière mentale pour les chrétiens, on achève de comprendre l'importance qu'a pu revêtir pour les premiers la précoce découverte par leur Maître de leur principal exercice de piété. Nous l'avons pour notre part si bien compris que nous avons inscrit son nom en tête de notre paragraphe, et nous nous croyions en droit de compter qu'elle serait aussi pour nos auteurs la pièce maîtresse de l'épisode. Or, en fait, il n'en est rien. On dirait à les lire que ce qui importe surtout pour eux c'est la scène du labourage et (dès que le Bodhisattva est supposé avoir atteint l'âge de raison) la déplorable impression que cette scène a faite sur lui. De son «grand trouble» le Mahâvastou ne donne encore qu'une explication enfantine; la charrue a retourné en même temps une grenouille et un serpent; mais oyez leur triste aventure; le serpent a avalé aussitôt la grenouille et a été lui-même immédiatement dépêché par un petit villageois. Les raisons données par le Bouddha-tcharita, pour qui le prince est déjà homme fait, sont de nature à nous faire réfléchir davantage : le sein de la terre est, nous dit-il, écorché, les herbes arrachées, les insectes et les vers écrasés, les hommes et les bœufs recrus de fatigue; et, dans le feu de la description de tous ces maux, Ashvaghosha, intentionnellement ou non, oublie de mentionner le miracle de l'immobilité de l'ombre. Quand au Lalitavistara, il intitule froidement son chapitre «le Village des laboureurs» et ne se met plus en peine d'entrer dans aucune explication, tant il est bien connu d'avance que cette visite a suffi à «bouleverser l'esprit» du Bodhisattva. Comment expliquer à notre tour cette singulière façon de reléguer au second plan le fond édifiant de la scène pour n'en mettre en vedette que le décor, alors que celui-ci est un objet de scandale ? Nous en avons naguère rendu responsables les monuments figurés qui, pour représenter le miracle psychologique de la Méditation, ont dû forcément recourir à un signe extérieur d'identification et ont constamment adopté comme tel un attelage de labour. La vue répétée de ces représentations a pu effectivement influer sur le déplacement de l'intérêt du dedans vers le dehors : mais il est permis de suggérer à cette sorte de quiproquo une raison plus profonde. On ne saurait oublier en quel mépris les intellectuels de l'Inde ancienne tenaient le métier de cultivateur. Le code de Manou, tout comme la Loi du Bouddha, interdit aux religieux d'avoir rien à voir avec le labourage, même par personne interposée. Dans le sursaut de conscience qui, à la première vue de l'activité fondamentale de l'humanité, aurait rejeté le prince Siddhârtha du côté de la vie purement contemplative, ses hagiographes ont reconnu et ont eu raison de reconnaître l'éveil de sa vocation monastique. Tel est bien pour eux le pivot sur lequel tourne toute l'action. Leurs brèves indications contiennent déjà en germe les longs développements des ballades populaires qui nous ont été conservées et qui opposent point par point l'absence de soucis de l'ascète errant à l'existence anxieuse du propriétaire foncier. Nul doute en effet que les moines ne soient libres «comme les oiseaux des cieux qui ne sèment ni ne moissonnent»; encore est-il fort heureux que d'autres s'en chargent pour eux.
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Siddhârta «jeune». Tête du Hadda.
Un jambosier ou pommier rose