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Art. 236, 27 mai 2019 • Françoise Theillou : «“Où en êtes-vous avec l’Empereur ?” Malraux et Napoléon» – INEDIT

Françoise Theillou


« Où en êtes-vous avec l'Empereur ?»

Malraux et Napoléon


Je fais mes plans avec les rêves de mes soldats endormis.

Pour Dominique

En 1929, Malraux, dont on n'aura pas oublié que le premier métier est éditeur de livres rares, cède à Gaston Gallimard les éditions illustrées A la Sphère et Les Aldes créées après son retour d'Indochine. Celui-ci, dont Gide vantait « le zèle et le bon goût », l'engage alors comme Directeur Artistique. Mission à la fois éditoriale et tournée vers les arts plastiques puisque Gallimard entendait produire des expositions. Membre du Comité de lecture, Malraux crée aussi des collections : Du monde entier, Les Essais, Mémoires révélateurs. A une Vie de d'Artagnan par lui-même et aux Journaux intimes de Byron succède, en février 1930, une Vie de Napoléon, rétablie d'après les textes, lettres, proclamations, écrits par lui-même. Là est l'intérêt de l'entreprise : faire parler les héros d'eux-mêmes par eux-mêmes, sans ajouter, sans retrancher, sans commenter, uniquement par le truchement d'un montage et sans nom d'auteur. Il n'est pas exclu qu'à une époque rude et angoissante, Malraux veuille opposer l'image d'un héros « en qui s'unissent l'aptitude à l'action, la culture et la lucidité », comme ce Garine des Conquérants qu'il vient d'achever et dont le succès a été considérable.

L'ouvrage pourtant n'aura aucun succès et la collection s'éteindra avec lui. Malraux poursuit la rédaction de La Voie royale, travaille à une édition de luxe des Calligrammes d'Apollinaire, illustrée de lithographies de Chirico ; il va bientôt partir pour Ispahan.

En 1998, soixante ans plus tard, les éditions Gallimard publient à nouveau cette Vie de Napoléon par lui-même dans Les Cahiers de la NRF, une édition établie par Philippe Delpuech, historien et collaborateur de l'établissement des œuvres complètes de Malraux dans La Pléiade. Elle est préfacée par Jean Grosjean. Sans manuscrit et sans signature, elle n'a pas été retenue pour figurer dans les œuvres complètes de l'écrivain. Dommage.

Malraux a lu et relu Plutarque, Suétone, Les Vies de Vasari, La vie de Monsieur Pascal raconté par sa sœur Gilberte Périer, Les Mémoires de Jean Racine par Louis, son fils, et les nombreux ouvragesd'historiographie littéraire produits au XIXe siècle, de Sainte-Beuve à Taine. Dans les années 20, la biographie commence à devenir un genre littéraire à part avec André Maurois ou Stefan Zweig traduit en français[, qui en deviendront, parmi d'autres, des spécialistes. Malraux trouve aux anciens récits, « dans leur relative ignorance », « l'irremplaçable saveur d'époque ». « L'aquarium est offert avec les poissons », remarque-t-il dans Néocritique. Les autres relèvent de la reconstitution, un peu à la manière « des intérieurs recomposés avec des meubles d'époque ». Leur manque à tous « l'insaisissable irrationnel » qui ne métamorphose pas moins un destin que le projet mûri, et surtout l'expression mythique de leur personnage. Ainsi, le Balzac de Rodin exclut Honoré en pantoufles. Comment « écrire » la houppelande de bure du géant du carrefour Raspail ? Malraux observe cependant que l'homme a toujours éprouvé le besoin de « voir incarnée la création ». Ainsi, l'auteur incertain et aveugle des poèmes homériques n'existerait-il pas vraiment sans le buste sculpté entre réalisme et idéalisme, cent fois reproduit, qui a traversé les siècles. Son effigie fixe Homère à jamais dans l'imaginaire historique et mythique de son temps.

Concernant la biographie, prisonnière de la chronologie et donc nécessairement linéaire, comment échapper à l'à-plat du récit ? L'interrogation deviendra plus vive avec l'âge. Inquiet pour lui-même, il évoquera une approche de type « cubiste ». Peut-être la forme donnée aux Antimémoires qui font exploser le temps d'un homme, où se télescopent les souvenirs, le roman et l'Histoire, l'Histoire et la légende, les expériences personnelles et celles qu'il s'approprie, l'action et la méditation, le réel et l'imaginaire, a-t-elle réalisé quelque chose de cette ambition. Derrière le coq-à-l'âne de la narration en effet, l'unité du poème finalement se recompose, où le chercheur voit se dessiner un voyage circulaire[.

Chez Malraux, comme chez le héros du Rouge et le Noir, il y a, au début, un adolescent encore enfant plongé dans le Mémorial de Sainte-Hélène. Il n'y a pas loin de la poutre de Julien Sorel à la table de la bibliothèque populaire de Bondy. C'est le même enfant accroché au récit d'une épopée historique.

Las Cases rapporte l'odyssée tragique du héros avec lequel il a embarqué sur Le Bellérophon à Plymouth vers la prison poisseuse de Sainte-Hélène. « Que pensons-nous faire dans ce lieu perdu, s'interroge déjà le proscrit ? Eh bien ! Nous écrirons nos mémoires[ ». Las Cases recueille pieusement ses mots et n'omet aucun détail de la pitoyable condition où Napoléon est réduit. Secrétaire particulier de l'Empereur à Sainte-Hélène, il enregistre tout, et commence à rédiger.

L'enfant captif qui dévore les huit volumes du Mémorial, 2000 pages, ne s'interroge pas sur la disproportion entre ce récit-fleuve et le séjour de seize mois seulement de Las Cases à Sainte-Hélène. Napoléon éclipse son scribe. Hudson Lowe pourtant, le Gouverneur de l'île, geôlier inquisiteur, est tombé sur une correspondance secrète de l'Empereur avec son frère, Lucien Bonaparte, via Las Cases. Celui-ci, déjà mal en cour, aussitôt accusé d'espionnage, est expulsé de l'île, tous ses papiers confisqués. Interdit de séjour en France par la Monarchie rétablie, l'ancien marquis émigré rallié à Napoléon et devenu Comte d'Empire erre d'Allemagne en Angleterre. Il finit par échouer en Belgique où, cloîtré, il réécrira le Mémorial que, rentré en grâce, il publiera en France en 1823[. Si le style désigne l'écrivain, Las Cases n'en n'est pas un. Il est une bible sans accent avec un titre réussi. Sorti, comme Napoléon, de l'Ecole Militaire, Las Cases est un marin qui s'intéresse à l'histoire et à la géographie. Sait-on qu'il a déjà composé un monumental Atlas historique publié sous un nom d'emprunt ? Pas de Mémorial sans Las Cases, mais sans Napoléon, pas de Las Cases non plus. L'artiste, c'est l'Empereur.

La tentation d'écrire un « Napoléon par lui-même » a séduit plus d'un auteur. La Bibliothèque nationale témoigne abondamment de ces tentatives manquées. Aucune n'en tient le pari. L'auteur s'affiche invariablement sur la couverture du livre, contredisant son titre. Aucun ne résiste au commentaire, aux « éclaircissements » jugés indispensables, au souci d'exhaustivité surtout qui conduit parfois à débiter en tranches chapitrées une existence si continue qu'elle ne séparait pas le jour de la nuit. « Le vrai courage, disait l'Empereur, c'est celui de trois heures du matin ».

Malraux, lui, relève le gant. Il brosse anonymement un singulier « autoportrait » de l'Empereur. Dans son édition de 1930, l'ouvrage paraît sous une couverture particulière : une bordure de N séparés par des couronnes de lauriers. Surtitre : « Mémoires révélateurs ». Titre: Napoléon par lui-même. Sous-titre : D'après les textes, lettres, proclamations, écrits. Mention bien vague. Malraux ne cite jamais ses sources. La « biographie » commence en 1786. Bonaparte a 17 ans, il sort de l'Ecole militaire supérieure de Paris et il a été affecté comme sous-lieutenant d'artillerie au régiment de La Fère alors en garnison à Valence. Il a perdu son père l'année précédente. Mélancolique, il s'interroge sur son destin et songe à la mort. L'ouvrage se clôt sur sa fin à Sainte-Hélène.

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Jean-Pierre Marie JAZET d'après Horace VERNET, 1749-1863.
Aquatinte réalisée en 1840 à l'occasion du Retour des Cendres et nommée :
« Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine au milieu de ce peuple français que j'ai tant aimé ». Musée de Bois-Préau à Rueil-Malmaison.

Au dessus :
Jacques-Louis DAVID (1748-1825), Portrait inachevé de Bonaparte en 1798, peint sur le vif. Il devait représenter Napoléon Bonaparte sur le plateau de Rivoli, tenant à la main le Traité de Campo-Formio. Musée du Louvre.