Art. 253, juillet 2019 | document • André Rivier, «André Malraux et la création romanesque», Genève, «Labyrinthe», 15 décembre 1945, n° 15, p. 12.

Il y a peu d'œuvres aujourd'hui qui parlent à notre esprit avec autant d'autorité que celle d'André Malraux, et je n'en vois point qui investisse notre sensibilité avec une efficacité plus grande. Parmi tant d'ouvrages qui aspirent visiblement à témoigner de notre époque déchirée, combien sont-ils doués de cet accent prophétique et fraternel; combien font-ils entendre un langage aussi neuf, aussi pénétrant, adapté de façon plus heureuse aux événements, à l'aventure où nous sommes jetés, offrant une image plus révélatrice et plus émouvante du trouble et de l'espoir qui tour à tour nous possèdent ? Ce fécond accord d'un écrivain et de son temps est un phénomène assez rare; il a toujours quelque chose de providentiel. On comprend dès lors que M. Gaëtan Picon, dans le petit livre dense et judicieux qu'il a publié récemment[1], se soit attaché à le mettre en lumière. L'analyse qu'il propose des thèmes de cette œuvre si riche mérite d'être lue et pesée avec soin; à quelques nuances près, elle me paraît des plus valables. Surtout on doit lui savoir gré, me semble-t-il, d'avoir marqué nettement l'ampleur des dons qui distinguent André Malraux dans l'ordre de l'expression et de la création romanesque : «Cette œuvre se signale par des moyens artistiques exceptionnels. C'est par eux qu'elle s'impose : nous n'allons pas de sa vérité à son existence d'œuvre d'art, mais de son existence d'œuvre d'art à sa vérité». Sans doute reste-t-il beaucoup à dire. Mais si Gaëtan Picon n'a pas tout dit, si le terme de «moyen» dont il use ici apparaît équivoque, si même on hésite à le suivre quand il affirme ailleurs, que chez Malraux «l'art n'est jamais une fin», ce n'est pas qu'il ne rende justice aux ressources de ce grand artiste, c'est que son propos le conduisait naturellement à faire prévaloir la signification de cette œuvre sur sa forme, si belle pourtant, si ferme et si active. C'est aussi que sous ce rapport, et supérieure en cela à tant d'ouvrages plus détendus, plus gratuits, plus soucieux d'exister par la vertu seule de l'art, l'œuvre de Malraux, à l'instar des plus grandes, présente une figure profondément mystérieuse.

Voici qu'elle se tient devant nous : comment résister à ce visage éclatant ? Comment ne pas faire droit à la séduction puissante qu'il exerce ? Et comment d'autre part assurer notre prise sur un phénomène aussi complexe, aussi déroutant et peut-être indéchiffrable que l'apparition d'une forme littéraire gonflée de problèmes et d'idées, et douée néanmoins d'une efficacité lyrique surprenante ? André Malraux n'a pas fini de nous étonner. Nous connaissons l'univers où souffrent et meurent ses personnages. Nous savons qu'il est plein et complet comme un cosmos; nous en avons toisé les constellations et les mythes, respiré l'atmosphère fiévreuse. Nous avons pu sonder le gouffre d'angoisse béant au cœur de ses héros, et pénétrer jusqu'aux sources de la fraternité virile. Nous avons senti le tremblement de cette conscience aiguë et fascinée qui hante ses livres comme une ombre : nous croyons posséder son secret. Et quand cela serait ? Quand nous aurions ramené au jour le dessein de cette œuvre, quand nous pourrions en produire la signification cachée, l'aurions-nous comprise vraiment tout entière, dans sa différence et dans sa réalité ? «L'homme est au-delà de ses secrets, écrit Malraux dans sa Lutte avec l'Ange. Il en va de même de son œuvre; car n'y a-t-il pas quelque chose de plus précieux et de plus fécond chez l'auteur de L'Espoir que l'ampleur de sa vision morale et l'étendue des horizons métaphysiques qu'il découvre ? N'y a-t-il pas dans tout ce qu'il écrit une vibration, un éclat concentré et dansant, le frémissement d'une passion contagieuse ? Et sans la puissance de réalité sensible qu'il confère aux mots, aux images, aux idées même, que vaudraient, dans l'ordre de la création esthétique, la rigueur et l'acuité du regard que ce romancier pose sur l'homme et sur sa condition ?

[1] André Malraux, Gallimard.

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