Image of Guy Tosi : «Lectures d'une ombre. Sur la piste de Malraux», «Gavroche», 24 juillet 1947, p. 1 et 6.

Guy Tosi : «Lectures d'une ombre. Sur la piste de Malraux», «Gavroche», 24 juillet 1947, p. 1 et 6.

Dans le récent article[1] qu'il a consacré à l'essai de Claude Mauriac sur Malraux, André Rousseaux fait allusion, après Gaëtan Picon, aux affinités qu'il aperçoit entre l'auteur de la Condition humaine et Gabriele d'Annunzio.

A l'appui de cette affirmation, je crois apporter ici un témoignage inédit, précis, émouvant, qui nous vient d'Annunzio lui-même. Que dans la solitude du Vittoriale, parmi tant d'autres livres français, il ait précisément lu la Condition humaine, le fait seul mériterait d'être relevé, qui montre jusqu'où allait la curiosité toujours jeune de ce vieillard que la mort foudroya à sa table de travail sur un livre d'Elie Faure.

Mais il y a plus. Selon son habitude, le poète a lu le roman de Malraux crayon en main, et les marques qu'il y a laissées permettent de connaitre assez exactement quelle fut sa réaction à cette lecture.

J'étais au Vittoriale en août 1939, peu de jours avant la guerre, lorsque dans la pièce dite du Manchot (II Monco), le livre (l'édition Gallimard courante) me tomba sous les yeux. Il n'était pas dédicacé, ce qui laisse supposer que d'Annunzio l'avait demandé spontanément. Aucune note marginale non plus, pas un mot, même pas un de ces points d'interrogation ou d'exclamation qu'il m'était arrivé de rencontrer assez souvent dans les volumes de l'innombrable bibliothèque. Cette fois, de simples traits de crayon. Encore n'apparaissaient-ils qu'à partir de la 270e page d'un livre qui en compte quatre cents. Mais les passages marqués étaient si éloquents, si révélateurs ! La correspondance était si frappante avec ce que tout le monde peut savoir de l'œuvre et de la vie d'Annunzio, avec ce que je savais de son état d'âme des dernières années.

Ce qui a naturellement accroché l'attention de l'illustre lecteur, c'est le dialogue central entre Ferral et Gisors. Ne retrouvait-il pas en eux quelques traits de lui-même ? Sans être un cynique, comme Ferral, n'a-t-il pas eu, comme lui, «un goût presque agressif» de l'art, des idées, de la femme et parfois du scandale ? Quant à Gisors, n'a-t-il pas désormais sa lucidité, sa sagesse désabusée ?

On se souvient de l'analyse que fait ce dernier de l'ambition du pouvoir chez les hommes :

Ce qui les fascine dans cette idée, voyez-vous, ce n'est pas le pouvoir réel, c'est l'illusion du bon plaisir. Le pouvoir du roi, c'est de gouverner, n'est-ce pas ? Mais l'homme n'a pas envie de gouverner : il a envie de contraindre, vous l'avez dit. D'être plus qu'homme dans un monde d'hommes. Echapper à la condition humaine, vous disais-je. Non pas puissant : tout-puissant. La maladie chimérique dont la volonté de puissance n'est que la justification intellectuelle, c'est la volonté de déité : tout homme rêve d'être dieu (271).


[1] Le Figaro Littéraire du 26 avril 1947.


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