Les peintres connaissent la vieillesse, mais leur peinture ne la connaît pas
Les Voix du silence
Malraux, à la fin des Voix du silence, assigne de perpétuer les « Ombres illustres » à la main tremblante de Rembrandt dessinant dans le crépuscule. Tel n'était pas le regard de ses contemporains sur l'artiste âgé tombé en disgrâce et ruiné.
Depuis Vasari et ses fameuses Vies, une « bible » sur le sujet, il était de règle de subordonner la création artistique aux âges de la vie humaine. Aux prémices d'un art dans son enfance, techniquement imparfait et tributaire de l'imitation du maître, succédait, métier et mûrissement aidant, la plénitude de l'œuvre et l'expression d'un art original auquel son génie même (Vasari ne s'intéresse, comme Plutarque, qu'aux Hommes illustres) n'épargnerait pas la décrépitude de la vieillesse ni l'abâtardissement du style. Ainsi Vasari voyait-il une altération de son génie dans la touche divisée du dernier Titien, et Le Bernin le déclin de son art dans le tremblement du pinceau d'un Poussin atteint de Parkinson. A l'artiste finissant, reprenant le mythe antique et fameux du « chant du cygne», on n'accordait au mieux que l'éclat du dernier chef d'œuvre, même inachevé, tel L'Hiver ou le Déluge – le bien nommé -, l'ultime tableau du même Poussin. L'Esprit des Lumières, si l'on s'en remet à l'article Manière de peindre de l'Encyclopédie, ne pense pas autrement : « De quelques vices qu'aient été entachées les différentes manières d'un peintre, écrit Watelet, ils sont toujours plus outrés dans la troisième que prend un peintre et sa dernière manière, toujours la plus mauvaise ».
Malraux hérite d'une autre vision. Les romantiques mettent la jeunesse à la mode, admirent les génies précoces, sans pour autant disqualifier les vieillards. Musset vaut Hugo, Géricault Ingres, et vice versa. Le génie n'a pas d'âge. Verlaine bientôt porte Rimbaud au pinacle et le cénacle saluera le meilleur d'entre eux dans l'inventeur déchu des poètes maudits. Cette malédiction, l'auteur des Écrits sur l'art la reprend à son compte pour dénoncer dans le temps toutes les formes d'incompréhension, toutes les erreurs et les injustices dont auront été victimes les artistes. Au premier rang Rembrandt encore auquel ses commissionnaires officiels retournent sa Conjuration[4]. Outre un traitement « atypique » et jugé barbare du motif, les échevins lui reprochent son clair-obscur trop envahissant, caractéristique des dernières années du peintre. Sans doute le caravagisme passait-il de mode mais, à l'évidence, ses contemporains ne comprennent plus la nuit fuligineuse et toujours plus vaste de L'Enfant prodigue qui déporte le motif sur une moitié du tableau, ni la facture irrégulière, très affranchie des règles, des derniers autoportraits. Le maître avait habitué son public à des représentations lisses et sultanesques, voici l'Autoportrait décrépit et baroque aux chairs flasques du Mauritshuis, et pour finir, l'ironique figure du peintre «en Zeuxis», l'artiste grec, mort de rire, dit-on, en faisant le portrait d'une vieille femme. Une face rétrécie et ridée au sourire insolent surgit de ténèbres d'or. Comme si le peintre se parodiait lui-même devant la mort.