«Arts», 21 – 27 février 1962, n° 857, p. 1. Jacques Brosse, «Lettre ouverte à André Malraux»

Arts, 21 – 27 février 1962, n° 857, p. 1.

 Jacques Brosse, «Lettre ouverte à André Malraux»

 

Politique d'abandon

Parce que vous êtes André Malraux, parce que, au sein du gouvernement, vous avez la responsabilité des Affaires culturelles, une de vos constantes préoccupations est la sauvegarde de notre patrimoine littéraire et artistique. Or si, chaque fois qu'un monument ou une œuvre d'art est menacé, il ne manque pas de s'élever des cris d'alarme, personne, que je sache, ne signale la progressive détérioration de notre héritage intellectuel.

En 1962, dans un pays qui se prétend à la tête de la civilisation, il est devenu impossible de lire Pétrarque et Lope de Vega, Quevedo et Polybe, Hoelderlin et Blake. Ni Goethe, ni Schiller, ni Dante, ni Boccace, ni Cervantes, ni Swift n'ont droit, chez nous, à des éditions complètes. Comment un Français pourrait-il se faire une idée personnelle sur le siècle d'or espagnol, le théâtre élisabéthain ou le romantisme allemand, puisque ces époques qui comptent parmi les plus riches et les plus brillantes de la vie littéraire de l'Europe, ne sont représentées sur les rayons des librairies que par quelques œuvres, qui ne sont pas toujours les plus significatives ?

Mais Goethe, Pétrarque et Calderon, dira-t-on, sont des étrangers, nos classiques ne nous suffisent-ils pas ? Encore faudrait-il qu'on puisse les acquérir. Il n'est que de consulter les catalogues de tous les éditeurs actuels pour établir un bilan : littérature médiévale indigente, au point que l'on est obligé de recourir, pour certains textes, à des éditions allemandes; XVIe siècle inexistant, à part la Pléiade, Rabelais et Montaigne; XVIIe et XVIIIe siècles réduits au classicisme officiel. La liste publiée dans le même numéro d'Arts rend superflu tout commentaire.

Faut-il donc se résigner à ne connaître la littérature française que par ouï-dire, à travers les jugements des manuels et de vagues souvenirs de rabâchage scolaire.

La situation présente a une cause : la publication des classiques dépend entièrement d'initiatives privées, elle est soumise à des impératifs commerciaux, d'où son caractère incohérent, pléthorique en certains points, présentant en d'autres de graves lacunes. Les éditeurs offrent toujours les mêmes titres, ceux dont ils sont assurés qu'ils se vendront bien et vite. C'est ainsi qu'on trouve dix éditions du même livre, dont sept sont exactement identiques, alors que manque depuis trente ou quarante ans tel autre ouvrage d'égale valeur. Certaines maisons sont chargées de pourvoir les étudiants de textes d'étude. Elles se limitent alors au programme de l'année et débitent en volumes séparés l'œuvre d'un écrivain. Le résultat est le suivant : on peut se procurer en 1961 les tomes VII et VIII, mais les tomes précédents sont épuisés; en 1962 on réédite les tomes I et II, les tomes III, IV, V et VI demeurent introuvables, les tomes VII et VIII entre temps ont disparu. Lorsqu'on veut posséder l'œuvre complète d'un auteur, il arrive qu'une vie entière n'y suffise pas.

Assurément, il existe un remarquable instrument de culture, la Bibliothèque de la Pléiade. Bien qu'elle prenne d'année en année une ampleur qui permet d'espérer qu'un jour figureront tous les chefs-d'œuvre de la littérature européenne, elle reste fort incomplète.

Le succès, somme toute inattendu, de la Pléiade, celui, renouvelé, que connaît la collection des Classiques Garnier, enfin l'accueil réservé aux œuvres parfois difficiles que publient d'une part les clubs, d'autre part le Livre de poche montrent bien qu'il existe une demande toute prête à s'accroître.

Les réussites du secteur privé sont nécessairement limitées. On ne peut attendre de l'édition qu'elle comble les vides scandaleux qui subsistent. Faute de centralisation, ses tentatives demeurent désordonnées; elles ne peuvent étendre leur champ, sous peine de cesser d'être financièrement viable. Combien de collections entreprises avec courage et désintéressement, avec un sens très sûr des besoins intellectuels du moment ont déjà dû cesser de paraître !

Puisque l'industrie du livre ne peut se charger de ce qui doit être considéré comme un service public, c'est à l'Etat qu'il appartient de l'assurer.

Déjà, par différentes voies, il subventionne à des fins culturelles un certain nombre de maisons d'éditions. C'est de ce système existant qu'il convient de se servir. Voici comment on pourrait concevoir l'organisation de la publication des classiques.

Un comité où seraient représentés l'Université, mais aussi écrivains et lecteurs, établirait une liste des chefs-d'œuvre introuvables, une sorte de «corpus» des œuvres du passé qui méritent d'être sauvegardée. A partir de ce recrutement, il formulerait un programme, exécutable en cinq ans par exemple, où les œuvres seraient classées suivant un ordre d'urgence. Cette liste serait ensuite répartie entre les maisons subventionnées, de qui on exigerait l'uniformité dans la présentation.


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